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L’hypnodrame selon Moreno

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Par Paul DEBELLE.

 

Dans le film Alice de Woody Allen, on voit le chaman chinois acuponcteur, le Dr. Yang, en train d’hypnotiser Madame Alice Tate. Le procédé cinématographique permet de visualiser en feedback les images du mari ou de l’amant évoquées par la patiente. Si l’on remplaçait cette technique par le recours à des antagonistes réels, on assisterait à une séance typique d’hypnodrame.

Comme la plupart de ses contemporains, J. L. Moreno, l’inventeur du psychodrame, a d’abord pris de la distance par rapport à l’approche magique de l’hypnose, inspirée de Mesmer et Charcot. Il ne tarda pas pourtant à envisager une combinaison de l’hypnose avec les méthodes psychodramatiques, donc de l’action avec l’action. Freud avouait déja : « Nous n’avons supprimé l’hypnose que pour redécouvrir la suggestion sous la forme du transfert. »1

Le processus de l’hypnodrame ou de l’hypnopsychodrame est ainsi décrit conjointement par Moreno et J. M. Enneis2 :

  • induction de la transe, assurée par le directeur du psychodrame ou par un hypnothérapeute
  • mise en transe du protagoniste facilitée, à partir d’une position proche du sommeil
  • le patient est traité comme un acteur psychodramatique : il ouvre ou ferme les yeux, parle, agit, change de rôles, sans se réveiller de la transe,
  • les suggestions verbales de l’hypnotiseur sont relayées par les interactions psychodramatiques entre le protagoniste, le meneur de jeu et les moi-auxiliaires (doublages, etc.)

L’hypnodrame permet de dépasser l’opposition fréquente entre réalité et imaginaire, en suscitant les « états modifiés de conscience » (je préfère le terme « élargis » plutôt que « modifiés »), pour faire confiance à cette capacité propre à « l’homme hypnotisé » de « créer le réel », selon la formule de Th. Melchior3.

Un des domaines où le recours à l’hypnose se montre efficace est celui la « reconstitution hypnodramatique des rêves »4. Voix suggestive, relaxation, respiration profonde, visualisation permettent au patient d’accéder à un état similaire au sommeil paradoxal par la mise à l’écart du contrôle de la raison et de la volonté et donc de la censure. L’hypnodrame stimule le langage imagé et l’agir symbolique qui sont le propre du processus onirique. Le rêveur est invité à prolonger ou à corriger les scénarios de rêves, s’adressant ainsi au subconscient, conformément à l’approche thérapeutique éricksonienne, pour qui la transe hypnotique est un type spécial d’échange mutuel et d’interaction entre deux individus.

A titre d’exemple :

Norma, enceinte au troisième mois et ambivalente quant à cette grossesse, rêve qu’elle est paralysée, incapable de descendre un escalier, par peur de tomber et de perdre le bébé. Sous hypnose, Moreno l’invite à vaincre sa peur, à descendre et redescendre trois marches, d’abord à l’aide de deux ego-auxiliaires, puis toute seule. Ce faisant, elle arrive à créer une conviction positive de ne pas tomber à l’avenir, mais aussi elle prépare symboliquement l’acte de donner naissance : la mère et le bébé apprennent à « descendre » sains et saufs.

Dans la séance suivante, elle reconstitue un deuxième rêve. « Le Dr. Moreno est mort. Je ne peux pas le regarder ; c’est affreux ! » Le thérapeute, après avoir introduit la transe, propose à la patiente de regarder l’ego-auxiliaire incarnant le Dr. Moreno, étendu dans son cercueil (il était justement absent ce jour-là) et à le ramener à la vie. Inversion des rôles par rapport à la séance précédente : tout en l’assimilant à un mari ou à un père ou à un médecin, elle lui épargne la mort, comme lui l’avait empêchée de « tomber » auparavant.

Le travail réalisé avec une autre jeune femme est représentatif. Après deux expériences de transe, elle fut amenée à vivre dans l’état hypnotique une sorte de « régression psychodramatique » en reconstituant une scène de son enfance, à l’âge de deux ans. Elle ressentit toutes les réactions d’horreur et de crainte à la vue de deux participants du psychodrame qui jouaient les rôles de son père et de sa mère et qui étaient allongés sur un matelas : « Papa est en train de battre maman… » La technique hypnodramatique lui avait permis de visualiser l’acte qu’elle avait ressenti comme un acte d’agression violente.

Moreno attribue à l’hypnose la fonction de démarreur (starter), destiné à favoriser la communication et la productivité thérapeutique. Il libère le patient de ses barrières inhibitrices et lui permet d’accéder à un état de plus grande spontanéité.

Il peut arriver qu’il faille renforcer et approfondir l’état hypnotique en cours de séance. L’essentiel est d’amener le protagoniste à produire des actions concrètes, grâce à l’intervention éventuelle du meneur de jeu. Les prolongements du jeu hypnodramatique, qualifiés d’épreuves ou de corrections de rêve, permettent finalement au patient de devenir « son propre scénariste de rêves créateurs ». Ajoutons que certaines séances d’hypnodrame peuvent aussi être le point de départ d’hypnoses conversationnelles proche du « rêve éveillé dirigé » selon R. Desoille.

On peut d’ailleurs penser que s’investir dans un rôle en hypnopsychodrame comme sur une scène de théâtre, c’est s’installer dans une sorte de bi-sociation (plutôt que dissociation), être à la fois ici et ailleurs, aujourd’hui et hier ou demain, être soi et quelqu’un d’autre en devenir.

Citant Louis Jouvet, Fr. Roustang fait un parallèle entre le fameux « paradoxe du comédien » et le paradoxe du thérapeute (ou du patient) : l’un et l’autre sont dans « un état clinique inconscient », c’est-à-dire hypnotique5.

Notes

1S. Freud. Introduction à la psychanalyse. Payot, Paris 1987, p. 424.
2J. L. Moreno & J. M. Enneis. Hypnodrama and psychodrama. Beacon House, N.Y. 1950.
3Th. Melchior. Créer le réel. Seuil, Paris 1998.
4R. Krojanker. Training of the unconscious by hypnodramatic reenactment of dreams. in Group Psychotherapy 15, 1962, p. 134 ss.
5Fr. Roustang. Influence. éd. Minuit, Paris, 1990, p. 172.

Date de publication : 19 août 2015

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