Par Pio Abreu.1
À propos de l’Acting-out thérapeutique, Moreno disait que si le patient planifie une tentative de suicide pour le lendemain, et si on lui permet de décrire cette tentative dans le cadre d’une séance thérapeutique, le psychothérapeute peut empêcher le passage à l’acte dans sa propre vie. Mais si pendant la séance la règle est d’empêcher le passage à l’acte il est possible que le patient se tue le lendemain2.
Moreno était peu préoccupé à prouver ce qu’il disait. D’ailleurs, beaucoup d’affirmations en psychothérapie ne se prouvent que par consensus, après que le psychothérapeute a obtenu le vécu direct de ce qui a été dit.
C’est ce vécu de mises en action de suicides annoncés que nous voulons décrire aujourd’hui, au travers de trois cas qui se sont présentés dans nos groupes (settings de psychodrame groupal).
Cas 1
Le premier cas, celui de Cláudia, a déjà été décrit dans un autre article3.
Il s’agissait d’une émigrante, mariée, de 33 ans, qui avait été rapatriée en raison de troubles émotionnels. Au cours des deux dernières années, seize tentatives de suicides avaient été reportées, avec de multiples hospitalisations ainsi qu’une vigilance permanente d’une fonctionnaire de la sécurité sociale.
Dans ses premières mises en action, qui finissaient fréquemment en crises dissociatives en état crépusculaire, elle avait montré être une personnalité histrionique, mal aimée par sa mère et en interaction explosive avec son mari, un personnage opposé dans sa rigidité, formalité et effacement, mais qui n’avait pas abandonné cependant sa volonté de la contrôler. Ses enfants étaient ses camarades et, par rapport au père, contre qui, dans la famille, planait l’accusation d’inceste, un sentiment de tendresse et de complicité la reliait.
Quand, pendant le déroulement des séances de psychodrame, Cláudia s’est rendue compte de sa situation familiale et sociale insoutenable, elle a repris les idées de mort comme unique sortie pour son cas. Il a alors été proposé que le suicide soit traité dans le contexte psychodramatique. Elle a été dispensée de la scène de l’empoisonnement car elle en avait eu suffisamment d’expériences réelles. Plus que ça, il a été demandé à Cláudia qu’elle accepte, finalement, un suicide achevé, et qu’elle passe donc au rôle de morte. Elle l’a alors fait, ainsi que les renversements de rôle avec ses proches qui veillaient son corps. Elle a placé son mari et sa mère à la tête, le père et ses enfants de chaque côté. Excellente et souple dans les renversements de rôle avec ses proches, elle a clairement montré la douleur ressentie par le père et par les enfants, pendant que le mari et la mère commentaient avec soulagement la fin du cauchemar qu’ils avaient vécu avec Cláudia durant 3 ans.
Il n’a pas été difficile aux moi-auxiliaires de développer la scène qu’elle avait imaginée, pendant que Claúdia, dans son rôle de morte, prenait plus clairement conscience des conséquences de son acte: douleur pour ceux qui l’aimaient, soulagement pour ceux qui la supportaient. La scène s’est terminée avec une «résurrection» agressive en état crépusculaire.
La séance suivante a démarré avec une déclaration de Cláudia : elle avait décidé de ne plus se suicider. Elle l’a décidé et a tenu parole, ce qui a beaucoup aidé son processus thérapeutique, maintenu dans les séances suivantes.
Cas 2
Nous allons appeler le deuxième cas Helena.
C’était une femme célibataire, de 26 ans, en « guerre » avec son père depuis que celui-ci l’avait giflée pour des questions de relations amoureuses. Sous prétexte de possibles représailles, elle évitait de le confronter directement. Elle avait ainsi adopté une attitude d’agression passive qu’elle généralisait à tous les hommes plus âgés, y compris compagnons et psychothérapeute.
Sa posture, dans la vie et dans la psychothérapie, en était une de défi permanent, avec des plaintes mal définies et dissimulées, qu’elle essayait tout de suite de cacher, en se réjouissant de la perplexité que cela causait à quiconque essayait de l’aider. Dans ce jeu, ses fantasmes étaient définitivement appauvris, montrant un comportement parfois psychotique en apparence.
Dans une des séances, on remarquât qu’elle avait un papier dans sa main, qu’elle a fini par montrer après quelques hésitations. C’était une lettre pour sa petite sœur, où elle annonçait sa mort, entre des futilités ayant peu de sens. Pour être prise au sérieux, elle a représenté un suicide par empoisonnement et elle a accepté de changer de rôle avec sa sœur pendant la lecture de la lettre et de la communication de la nouvelle à ses parents.
Selon ce qu’elle imaginait, ceux-ci resteraient indifférents. Elle a quand même accepté de prendre le rôle de morte pendant que sa sœur, sa mère et son père veillaient le corps. En renversant le rôle, elle a représenté une scène entre son père et sa mère, dans laquelle ceux-ci se consolaient d’avoir une bouche de moins à nourrir.
Cela a suffi pour que les moi-auxiliaires, qui ont « réincarné » les rôles des parents, dirigent la conversation sur les avantages économiques de la mort de la fille et organisent tout de suite la réalisation d’un rêve de couple : un voyage en Espagne avec l’argent économisé. L’absurdité et l’aspect dérisoire de cette conversation ont été accentués, pendant que la «morte» n’arrivait pas à contenir son rire. Elle a éclaté de rire quand la scène s’est terminée.
Après quelques témoignages de l’audience sur l’absurdité de l’acte, ce groupe n’a plus considéré le suicide comme une sortie sérieuse pour les problèmes.
Cas 3
Le troisième cas, plus délicat, a été celui de Rita, une jeune femme avec une personnalité schizoïde qui est arrivée à ses 29 ans sans jamais avoir vécu aucune intimité amoureuse. Toute sa vie relationnelle était entremise par le militantisme politique de base, supportant la critique de ses concitoyens et devenant l’opposé de sa sœur, une femme de convictions opposées et avec beaucoup de compagnons, et qu’elle accusait de l’avoir isolée des amis et des parents.
Entre-temps, les fantasmes de Rita tournaient autour de violeurs imaginaires. Elle les redoutait, les accusait, devenait obsédée par eux, mais elle ne cachait pas qu’elle ne ressentait un certain plaisir que devant des inconnus avec un air « dur ». Un des éléments du groupe, dans la quarantaine, divorcé et ayant déjà beaucoup vécu dans sa vie, qui avait déjà pris le rôle de loup-garou avec plaisir lors d’autres séances, réunissait les conditions pour peupler l’imaginaire de Rita. Une fois, lorsqu’il était soûl, dans un contexte social (hors du groupe), il avait suggéré qu’elle devait se suicider. Cette pensée ne l’a plus abandonnée, d’autant plus qu’elle espérait en vain que ce client revienne au groupe pour lui demander des excuses.
Après quelques séances, elle a sérieusement considéré la possibilité de mettre un terme à sa vie. Elle a été invitée à le faire sur la scène. Alors, sous grande tension, elle a vécu la coupure des poignets en concluant qu’elle n’était pas capable de le faire. De suite elle a décidé de se jeter par la fenêtre et a fait le mouvement sur l’estrade (de la scène du psychodrame), pour tomber dans le rôle de morte. Toujours dans ce rôle de morte la veillée s’ensuivit, pendant laquelle elle a placé ses frères et ses parents, qui parlaient de l’inévitable suicide qu’ils attendaient déjà. Les renversements de rôles étaient difficiles, étant donné qu’elle ne se sentait bien que dans son rôle de morte, muette et couchée. Il a été décidé de la faire sortir de ce rôle par des comportements maternants issus des moi-auxiliaires. Les commentaires se sont centrés sur des gestes solidaires et des incitations à l’espoir, restant tout en suspens jusqu’à la séance suivante.
À la séance suivante, de manière un peu surprenante, Rita a déclaré que les idées de suicide étaient « du passé» et, malgré des situations bien plus difficiles, les propos et intentions suicidaires ne l’ont plus assaillie.
Conclusion
Ce furent trois cas, différents les uns des autres, avec lesquels nous avons testé l’hypothèse de Moreno. Elle a fonctionné dans tous les cas. En effet, il est impossible de savoir si la mise en action a évité ou non le suicide. Mais, plus que ça, elle a fait ce qu’aucune autre méthode connue par nous, y compris les psychotropes les plus puissants, n’a réussi à faire, qui est d’éliminer instantanément l’idéation suicidaire.
Nous pouvons spéculer sur les mécanismes en jeu, spéculation d’autant plus grande avec la différence des cas entre eux. Le paradoxe thérapeutique4, la désorganisation du pouvoir de la mort, a pu fonctionné dans deux cas, la démystification des conséquences hétéro-agressives, peut-être dans un autre, l’épuisement du sens de l’acte, peut-être en tous.
Ces arguments étaient cependant dans la tête des protagonistes qui les ont mis spontanément sur scène. Il n’y a peut-être que la tension qui nous oblige à vivre une seule vie dans une ligne continue dans le temps, même si cette ligne mène au suicide, qui ferait que de tels arguments ne soient pas pris en considération. Mais cette tension a diminué avec la «deuxième vie» réversible et intemporelle que les protagonistes ont expérimentée dans leurs mises en action.
La mise en scène du suicide dans un espace réversible montre ainsi les potentialités thérapeutiques de «l’acting-out» encadré. Les personnages, désirs et chemins contradictoires se libèrent, s’autonomisent et ne s’interfèrent plus mutuellement. Maintenant ils sont là, prêts à être racontés et choisis un par un, et non plus dans l’ambivalence de leur totalité.
Et il est curieux de constater que «l’acting-out» s’oppose à la littérature romantique (souvenons-nous des aventures du jeune Werther, de Goethe, qui a provoqué une vague de suicide dans toute l’Europe), cette littérature qui alimente l’imagination des lecteurs avec un sens pour la mort et, en réalité, la provoque. Mais quand ils ont confronté Goethe avec les conséquences tragiques de son livre, il s’est limité à dire qu’il l’avait écrit pour que lui-même évite de se suicider5.
Traduction du portugais : Alexandre Morais Cravador
Notes
1Article paru dans la 1ère édition de la revue de la SPP – Société Portugaise de Psychodrame, Edições Afrontamento, Janvier 1994). Titre original : « Dramatizar o suicídio »
José Luís Pio Abreu, MD, PhD, (1944-) est psychiatre et professeur de psychiatrie à la Faculté de médecine de l’Université de Coimbra.
Psychodramatiste, il a été président de la Société Portugaise de Psychodrame.
Membre du Centre de Philosophie des Sciences de l’Université de Lisbonne.
9 livres publiés en portugais, certains publiés au Brésil, en Italie, Espagne et Amérique Latine. Trois d’entre eux ont remporté des prix au Portugal et en Italie. Il a une longue carrière de recherche et de publications depuis 1972, les articles plus récents étant publiés dans le British Journal of Psychiatry, Revista Brasileira de Psiquiatria, Acta Psychiatrica Scandinavia, Australian and New-Zeland Journal of Psychiatry, European Psychatry, Journal of Trauma and Dissociation, et Medical Hypothesis.
3 chapitres récents (sur le psychodrame et sur la schizophrénie) dans des livres internationaux.
2Moreno, J. L. – Psychodrama, First Volume – Copyright, Beacon House Inc. Vers. en portugais du Brésil – Psicodrama, Cultrix, São Paulo, 1978, p. 34.
3Pio Abreu, J. L., Oliveira C. – «Estrutura de uma Terapia por Psicodrama», Psiquiatria Clínica, 11, 1:9-13, 1989. Ndt: «Structure d’une Thérapie par le Psychodrame».
4Haley J. – Strategies of Psychotherapy, Grune & Stratton, New York. Vers. espan.: Estrategias en Psicoterapia, Ed. Toray, Barcelona, 1966.
5Barthes R. – Fragments d’un discours amoureux – Éditions du Seuil, Paris, 1977. Vers. Port: Fragmentos de um Discursos Amoroso, Edições 70, Lisboa, 1980.