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Sentir la tension et pourtant s’abandonner au plaisir

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Par Leandra PERROTTA (1).

 

Le symposium organise à Genève par l’Institut ODeF les 4 et 5 juillet 2016 était centré sur le thème “Plaisir et tension”. Jouer, toucher et se connecter les uns aux autres répond au besoin humain du plaisir et est ressenti par beaucoup comme l’une des dimensions les plus importantes de la vie.

Le psychodrame a été défini par Zerka T. Moreno comme l’art de réparer les relations humaines. Etre compris, être émotionnellement et physiquement dirigé par un autre est une expérience de guérison en elle-même puisque chaque membre du groupe devient un agent thérapeutique pour l’autre. Le psychodrame produit une atmosphère de possibilités créatives dans laquelle les personnes expérimentent et s’entraînent à des rôles afin de créer de nouvelles rencontres spontanées.

Le psychodrame a aussi été défini comme une manière de pratiquer la vie sans être puni après chaque faute. Les participants sont invités à rejouer sur scène des expériences de vie significatives pour faire face aux évènements difficiles de la vie de manière créative et adaptative. Tout comme le calme après la tempête, le thérapeute de groupe britannique Earl Hopper a une fois déclaré lors d’une conférence que « dans les groupes, vous pouvez expérimenter la tension et le conflit, et ensuite vous relaxer après avoir crié ».

Ce qui fait du psychodrame une forme si unique de thérapie de groupe, c’est le renversement de rôle. Zerka T. Moreno définit le renversement de rôle comme un outil d’extase et dionysien. Dionysos est le dieu de l’extase, ce qui signifie, étymologiquement, rester en dehors de soi et renoncer à son individualité. Le renversement de rôle est une technique d’engagement total dans laquelle le protagoniste est appelé à sortir du soi et à devenir une autre personne. Zerka conceptualise le changement de perception inhérent au renversement de rôle comme un changement dans le processus qui génère une nouvelle compréhension et capte le centre de guérison du protagoniste.

Selon le psychodramatiste brésilien José Fonseca, le renversement de rôle peut même créer une légère euphorie. Les protagonistes expérimentent à la fois le plaisir et la tension en incarnant le rôle d’un autre. Prendre le rôle d’un némésis peut produire une sorte de malin plaisir qui permet aux protagonistes d’élargir leur champ de conscience en jouant les parties sombres, les scénarios ou le comportement qu’ils auraient normalement évité dans leur vie quotidienne.

Le plaisir est intrinsèquement lié au jeu. Dans Ainsi parla Zarathoustra, Friedrich Nietzsche prétend que le jeu est la forme la plus noble du comportement humain et il a théorisé un développement en trois phases de la psyché. L’esprit humain, en premier, prend la forme d’un chameau, assumant le lourd fardeau de la responsabilité culturelle tels que les affaires éthiques, le rang social ou la force de la tradition. Ensuite, le chameau se transforme en lion, qui représente la psyché qui se rebelle contre l’obéissance aveugle à l’autorité. L’étape finale du développement est symbolisée par un enfant qui joue – une psyché spontanée et créative.

Le jeu, dans la Grèce antique, était crucial pour le développement de la culture hellénique. Bien avant Nietzsche, Platon a reconnu la fonction stimulatrice du jeu intellectuel. On a souvent cité de Platon : « Vous pouvez en découvrir plus d’une personne en une heure de jeu qu’en un an de conversation. » Le chercheur de Cambridge David Whitebread maintient que l’activité ludique mène à une croissance synaptique, particulièrement dans le cortex préfrontal, la partie du cerveau impliquée dans l’élaboration complexe et cognitive, dans la prise de décision et dans le comportement de modération sociale. Le jeu juvénile permet aux enfants et aux adolescents de se familiariser avec leur corps, avec les expériences de relations de domination et de soumission, et d’expérimenter la construction d’alliances.

Une structure fortement formalisée du jeu, les rituels, a traditionnellement été utilisée pour aider les gens à faire la transition d’une étape à l’autre de leur vie. Ils fournissent une structure protectrice d’expérience, stimulent l’action et stabilisent la transformation. Les rituels ont le pouvoir de sacraliser non seulement le temps et l’espace mais aussi les liens entre les gens. Tout comme le psychodrame, les rituels aident à compléter ce qui n’a pas été fini dans le passé, à faciliter la résolution de chagrins et donnent symboliquement de nouvelles significations à des évènements traumatiques.

L’objectif de l’atelier que j’ai mené lors du symposium de l’ODeF, « Sentir la tension et pourtant s’abandonner au plaisir », était d’explorer de quelle manière une approche intégrée au psychodrame et à la danse-thérapie crée un cadre ritualisé dans lequel l’expérience du plaisir et de la tension, en relation avec le soi et avec l’autre, peut initier un processus transformatif de conscience.

Tout en respectant la confidentialité du processus de groupe, ce qui suit est un court récit de l’atelier. Les participants étaient encouragés à s’échauffer en bougeant pour le plaisir, en jouant, en touchant et en dansant avec leurs yeux. Comme cela a été théorisé par J. L. Moreno, la dyade est le plus petit atome social et la création d’une forte matrice de groupe repose initialement sur la formation de paires, puisqu’une relation privilégiée aide à construire la confiance et facilite la cohésion de groupe. Les participants étaient ainsi invités à choisir les yeux qui les avaient « touchés » le plus pendant l’échauffement et à réaliser une « danse de la confiance » par paires. Une profonde connexion était promue par le fait de fermer les yeux, de créer un contact et de livrer le poids de leur corps l’un à l’autre.

Après le partage, nous avons continué avec le travail de groupe, avec une « danse des souvenirs », qui a ensuite facilité la connexion aux autres à travers la transmission de leur mémoire corporelle. Le partage a révélé le surprise des participants qui ont dit « sentir l’esprit et le corps comme réunis » et « le plaisir dans l’attente que quelqu’un vienne et de se connecter avec lui ».

Le partage qui a suivi la « danse des souvenirs » a aussi permis l’émergence d’images diverses qui étaient consécutivement jouées sur la scène psychodramatique. La première image était celle d’un enfant seul, attendant d’être appelé par une mère absente, et la seconde était celle d’un adolescent assis près de son téléphone et attendant qu’il sonne.

Zerka nous a appris l’importance du partage, l’identifiant comme un moment crucial dans le rituel de guérison du psychodrame et en nous rappelant souvent de donner un feedback comme un loveback. Alors, après le jeu de la dernière vignette de psychodrame, le protagoniste était rituellement invité au centre du cercle à danser son émotion, pendant que trois personnes se déplaçaient et amoureusement se faisaient ses miroirs comme un partage de corps.

L’un des buts de la vie peut être de produire des degrés plus complexes de conscience. Picasso a dit que « l’art rend la vie plus supportable en lavant nos esprits de la saleté de la vie quotidienne ». Le psychodrame porte l’art à un niveau thérapeutique et nous permet d’expérimenter la conscience de soi. Le cadre comme-si du psychodrame nous aide à revivre le monde du faire-croire, une régression adaptative au service de l’ego. Comme les enfants jouant à la maman et au papa ou aux cowboys et aux Indiens, nous entrons dans le rôle avec une immédiateté spontanée mais sommes conscients que la réalité du jeu existe seulement dans le cadre protecteur du rituel psychodramatique. Et c’est l’interface magique entre l’imagination et la réalité qui aide à réduire la tension, à augmenter le plaisir dans la vie et contribue à un plus grand bien-être.

Traduction de l’anglais par Vincent CHAZAUD

Notes

(1) Ce texte fait partie des Actes du Symposium « Plaisir et Tension », organisé par l’Institut ODeF, qui s’est tenu à Genève les 4 et 5 juillet 2016.

Date de publication : 25 octobre 2016

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