Le Teambuilding par les Méthodes d’Action

par Norbert APTER.

 

« Le vrai voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouvelles terres, mais à avoir un regard neuf. »

Marcel Proust

 

Nombreuses sont les entreprises qui, pour redynamiser une équipe, lui proposent un Teambuilding (au sens large[1]). Pour l’effectuer, de plus en plus, elles choisissent des psychologues spécialisés dans le travail avec les équipes. La raison en est simple : une telle demande sous-entend souvent des questions liées à l’identité de l’équipe, sa mission, à son dynamisme, à la capacité de ses membres à coopérer, à leur utilisation de l’intelligence émotionnelle, à leur gestion du stress, voire à leur compréhension interculturelle. Fréquemment, un Teambuilding implique même une dimension « gestion de conflits » latente ou non, petite ou grande (qui ne sera pas abordée ici 1).

L’expérience semble montrer qu’une ou plusieurs sessions de Teambuilding uniquement par la parole ne présente(nt) que peu d’intérêt. Ainsi, un grand nombre de professionnels proposent des Teambuilding par l’action : de la voile, de la randonnée en montagne, des jeux de piste, etc. Si ces actions ont parfois l’effet de cohésion recherché, ne serait-ce que momentanément, elles ne suffisent pas néanmoins à résoudre les questions qui permettraient de consolider de manière efficace les relations et le fonctionnement d’une équipe. D’autres professionnels vont construire des séminaires d’échanges, de réflexion, et d’élaboration dans lesquels ils vont utiliser des techniques d’action. Mais introduire de l’action et de l’interaction n’est pas anodin.

Lorsque le Dr J. L. Moreno, psychiatre, crée, dans les années 1920, le psychodrame, il ne se contente pas de mettre l’action au service des relations intra- et inter-personnelles : il développe une méthode complète, à la fois souple et structurée, encadrant et sécurisant un processus de développement. Ne m’adressant pas, dans mes activités avec les entreprises, à la dimension psychothérapeutique, et incluant une grande variété d’éléments de la théorie de Moreno (le sociodrame, la sociométrie, etc.), j’ai choisi d’appeler sa méthode au sens large : « les Méthodes d’Action »[2]. J’ai identifié cinq centres de compétences, chacun nécessaire à développer, pour utiliser les Méthodes d’Action en entreprises, faciliter la mise en actes, diversifier l’utilisation des intelligences, équilibrer les voies d’intégration, établir un climat relationnel facilitant, et bien entendu utiliser les phases sine qua non. Je vous les présente ici.

 

Mettre en actes

L’ample théorie et ses applications concrètes, issues de l’expérience et des recherches-actions de Moreno, montrent clairement une distinction de base sur laquelle s’appuie le facilitateur : action n’égale pas mise en actes.

La plupart des formateurs le savent : la parole ne suffit pas toujours, et l’ex cathedra non seulement a ses limites, mais aussi et surtout est parfois totalement inapproprié. C’est pourquoi les formateurs sont de plus en plus nombreux à rendre actifs, voire interactifs, les moments de facilitation. Les actions choisies sont, en général, une manière ample d’approfondir et d’élaborer sur le thème abordé. Le plus souvent, le facilitateur en utilise cette seule série de fonctions. Les potentiels de cette utilisation de l’action sont déjà largement significatifs et produisent un élargissement des possibles très conséquent. Les actions et interactions choisies peuvent aussi être plus ou moins en lien direct avec le vécu professionnel, passé, présent ou anticipé du futur des participants, et là, elles deviennent des mises en action, des extériorisations de processus intériorisés et/ou des représentations très proches de la «réalité». Dans ces cas, l’utilisation d’un espace scénique (« stage »), différencié de l’espace de parole, est essentiel pour créer, dans l’ici-et-maintenant, la réalité d’un « comme si » dans laquelle chacun peut entrer sans la confondre avec la « réalité du présent ».

Lors d’un teambuilding de deux jours dans une banque, le lundi matin, j’avais disposé l’équipe en cercle. J’ai commencé le séminaire en posant ostensiblement à côté de moi une chaise vide. « Nous sommes lundi matin, cette chaise vide, elle, se situe dans une autre temporalité : en fin de séminaire, mardi après-midi. » J’ai suggéré à chaque membre de l’équipe de, tour à tour, s’asseoir sur cette chaise, nous « rappeler » son nom et sa fonction au sein de l’équipe, et nous dire d’une part ce qu’il espérait lundi matin dans ce séminaire, et d’autre part ce qui, « aujourd’hui, mardi après-midi », s’avère avoir été important comme moment dans ce séminaire. Liberté entière était donnée à chaque participant d’en profiter pour expliciter les points forts et les points faibles des deux jours, et les perspectives que cela représentait. Chacun bien entendu s’est exprimé sur cette «chaise du futur », et ce, malgré la « bizarrerie » de ma proposition, une certaine crainte du ridicule et un manque d’exposition aux Méthodes d’Action. Stimulés par cette technique, les uns dirent à quel point ils «avaient » été satisfaits par ces deux jours, ou soulagés que certains points importants « aient été » abordés ; d’autres exprimèrent leurs doutes ou même que cela « n’avait » servi à rien. Les brefs dialogues que j’effectuai avec chacun sur la « chaise du futur » permirent en quelques instants de mieux cerner les dynamiques présentes. Il est intéressant de noter que lors du bilan de fin de séminaire, lorsque nous fûmes effectivement mardi après-midi, plusieurs participants relevèrent qu’ils avaient été surpris par cette technique de démarrage et par ce qu’ils avaient exprimé dans cette toute petite mise en actes. Ils ajoutèrent que cela avait enclenché le fait qu’ils deviennent « acteurs » du Teambuilding, et non « spectateurs » : « c’était un bon moyen de nous impliquer d’emblée ».

Dans cet exemple, l’espace scénique est particulier : la chaise du facilitateur est à la limite entre l’espace de parole où chacun est installé et l’espace vide qui, plus tard, servira de scène. En apportant une chaise vide sur cette frontière, et en l’investissant comme espace scénique (stage), l’apprivoisement de l’espace vide (la scène), l’espace de tous les possibles est proposé.

Comme l’exemple de cette « chaise du futur » le montre, la mise en actes peut être minime. Elle peut être aussi largement plus élaborée (vous en trouverez plus loin dans le texte).

Lorsqu’elle est élaborée, la technique d’action met en mouvement la combinaison des dimensions cognitives, émotionnelles, et comportementales, ainsi que la réalité de chaque participant, son vécu, son histoire, sa personne, ici-et-maintenant, avec ses tensions plus ou moins grandes dans l’équipe. C’est là que des compétences spécifiques, y compris psychologiques, du formateur ou du facilitateur sont nécessaires : une réelle maîtrise de la méthode de Moreno. D’autant que les Méthodes d’Action « ne sont pas seulement une manière élaborée et sécurisée d’aider les participants à être créa(c)tifs durant un séminaire, mais aussi – et surtout – elles procurent des moyens de transformer l’apprentissage en compétences qui sont directement applicables sur le lieu de travail.”(Apter, 2011)

 

Diversifier l’utilisation des intelligences

Afin de stimuler, tout au long du processus la spontanéité et la créativité de chacun, ce qui est une source-clé d’actualisation et de croissance selon Moreno (Moreno, 1972 (original in 1946)), le facilitateur se doit de faire appel à ce que Howard Gardner appellera plus tard « l’Intelligence Multiple » (Gardner, 1999). Chaque professionnel de l’équipe a sa propre configuration d’intelligences. Il a divers modes de « compréhension » qu’il peut combiner. Dans un Teambuilding, la valeur ajoutée des Méthodes d’Action réside dans la multiplicité des intelligences sollicitées. Dans ce contexte, la moindre technique d’action met en jeu plusieurs intelligences à la fois.

Créer en petits groupes sur la scène, une simple sculpture humaine pour représenter le style de coopération de l’équipe, par exemple, nécessite d’élaborer des réflexions en commun, de persévérer dans la prise de décision ensemble de ce qui va être représenté et comment cela va être fait, et de s’ajuster les uns aux autres (intelligences interpersonnelle et écologique). La mise en actes elle-même met à contribution le contact physique (intelligence kinesthésique), l’image et l’observation (intelligence visuo-spatiale), et la mise en évidence de la perception des relations (intelligence interpersonnelle). Demander ensuite à chacun dans la sculpture humaine d’exprimer ce qu’il vit à cet instant lui permettra de prendre conscience de lui-même (intelligence intrapersonnelle), d’entendre les autres, leurs mots, leurs sens (intelligence linguistique), et leurs intonations (intelligence musicale), tout en, consciemment ou non, élaborant une série de catégorisations et de raisonnements (intelligence logico-mathématique).

Systématiquement, la technique d’action utilisée par le facilitateur est moins importante que la méthode. Néanmoins toutes ces intelligences sollicitées donnent la possibilité à chaque membre de l’équipe de s’impliquer, de développer sa propre synthèse de compréhension, et d’en faire bénéficier « l’Intelligence Collective ».

 

Équilibrer les voies d’intégration.

Pour déployer dans un Teambuilding les potentiels de la mise en actes et des intelligences auxquelles elle fait appel, je me suis aperçu que les Méthodes d’Action s’appuient sur 6 voies d’intégration ensemble efficaces : exprimer – expérimenter – exercer – élaborer – évaluer – évoluer.

Chacune de ces voies a son importance. Aucune ne prévaut. Leur alliance et leur dosage, selon les circonstances d’une équipe et ses besoins, vont permettre une progression active du « travailler ensemble » et son intégration pendant la session de Teambuilding.

Si nous prenons par exemple cette équipe de travailleurs sociaux qui se posait la question de son identité-voire de sa raison d’être-, elle avait bien entendu besoin d’en parler, d’exprimer: qui sommes-nous ? Quel impact a notre histoire ? À quoi ressemble notre futur désiré ? Pour faciliter l’expression, tout en allant plus loin, j’ai choisi d’utiliser comme mise en actes une « ligne du temps en action ». Je leur ai proposé de dérouler, dans l’espace scénique, une ligne imaginaire du temps : le passé de leur équipe dans sa chronologie. J’ai suggéré que nous fassions vivre, en les mettant en scène, les moments-clés de l’histoire de l’équipe. On découvrit sur la scène, par exemple, la composition de l’équipe lorsque, quatre ans auparavant, les deux plus anciens étaient seuls présents, l’ambiance qui régnait alors, les divers départs et arrivées (de chefs ou de collaborateurs) qui se sont succédés, les changements de structure, d’organisation, de fonctionnement, voire même d’orientation qui se sont produits (et dans quelles conditions). L’équipe redécouvrit la « logique » de son histoire, et donc de son présent. Cette histoire peu à peu prit tout son sens et le présent aussi. Cette manière de mettre en scène sur une ligne imaginaire le passé de l’équipe permit non seulement d’exprimer, en en faisant la ré-expérience, les divers vécus successifs, mais aussi de chercher à résoudre certains unfinished business. Des accueils mal ou pas faits purent enfin avoir lieu ; on en profita aussi pour dire réellement au-revoir aux anciens collègues (dont un chef) qui, tels des fantômes, continuaient, par-delà la réalité de leur absence, à être présents et à interférer sur les dynamiques de l’équipe actuelle. Ces exercices d’accueil et de séparation permirent souvent de laisser place à la résolution d’éventuelles autres tensions. Ces élaborations actives de résolution du passé avaient produits une réelle évolution. En fin de processus, dans l’espace de parole, le présent était regardé autrement, allégé des nœuds qui l’encombraient, et le futur désiré se retrouvait envisagé sous de meilleurs auspices.

Par-delà cet exemple, le facilitateur d’un Teambuilding par les Méthodes d’Action, quelle que soient les techniques utilisées, s’assure de donner, par son accompagnement, un espace suffisant à chacune de ces voies, car la synergie d’intégration qui est recherchée est fondamentalement liée à l’utilisation équilibrée de ces six voies d’intégration.

 

Établir un climat relationnel constructif

Il est bien entendu sine qua non que les mises en actes, l’utilisation des intelligences multiples et de l’intelligence collective, ainsi que l’équilibre des voies d’intégration auxquels le formateur fait appel, soient accueillis dans un climat de confiance et de sécurité. Sinon la moindre technique d’action devient plus effrayante, les intelligences « se crispent », l’intégration est bloquée d’emblée : le résultat ne peut qu’en être moindre. L’importance du climat relationnel dans lequel a lieu une session est donc essentiel. D’autant si des tensions plus ou moins sérieuses se font jour.

Même si Moreno et de nombreux psychodramatistes de par le monde ont écrit quelques paragraphes pour souligner la nécessité de mettre en place un climat d’ouverture, d’acceptation et de confiance qui permette de faciliter le changement, c’est à Carl R. Rogers que l’on doit les recherches, les articles et les livres les plus nombreux à ce sujet.

Dans un Teambuilding, comme dans toute autre activité d’ailleurs, le formateur, ou en l’occurrence le facilitateur, a besoin de faire confiance en « la tendance innée à l’auto-actualisation »[3] : chacun, à tout moment, et en fonction des données internes et externes fait « du mieux qu’il peut »[4] pour lui. Par son « orientation-ressources », Moreno abonde dans ce sens. Pour accompagner ce processus de vie et créer un climat facilitant le développement de la personne, Carl Rogers a identifié trois conditions « ensemble nécessaires et suffisantes » (Rogers, 1968) : l’acceptation inconditionnelle de l’être (unconditional positive regard) (Bozarth & Wilkins, 2001; Haugh & Merry, 2001), l’empathie (Haugh & Merry, 2001) et la congruence (Wyatt, 2001).

En effet, chacun dans une équipe a besoin de savoir qu’il est accepté tel qu’il est, pour qui il est, et qu’il bénéficie d’une bienveillance de la part du facilitateur. Et ce, même lorsque certains comportements sont, quant à eux, inacceptables. Il a aussi besoin de recevoir de l’empathie, de se sentir écouté, entendu, dans son propre cadre de référence, et de savoir ce que l’autre comprend de ce qu’il exprime. En développant cette empathie, le facilitateur a soin de conserver le recul, si léger soit-il, pour ne pas tomber dans la sympathie ou l’antipathie, toutes deux préjudiciables. Sa congruence, cette expression de ce qu’il vit, dénuée de tout jugement et de tout jeu de pouvoirs, est un facteur de libération de la parole. Cette manière de s’exprimer du facilitateur (qui s’approprie les sensations et ses pensées) et ce sur quoi porte son expression (sa propre réalité) est ainsi pleinement non menaçante et facilitante de l’expression de l’autre sur le même mode.

Au Congo (R.D), j’ai effectué un travail qui s’est avéré être en partie une résolution de conflits qui impliquait les délégués de la MONUC (mission de l’ONU au Congo). Alors que la scène représentée se situait dans un tribunal, et que le juge venait de se déclarer incompétent, le sorcier du village se lança dans un rituel de malédiction de ses adversaires et des autorités. Le conflit paraissait inextricable. Le taux de tensions s’élevait dangereusement. Par-delà les diverses techniques d’action utilisées, je me suis assuré de rester centré et de faire confiance à ce que Carl Rogers nous a expliqué un jour à Dublin, pendant ma formation :

lorsqu’une personne a face à elle une autre qui :

  • l’accepte, l’accueille réellement,
  • et l’écoute, l’entend, cherche à la comprendre,
  • et se positionne ici et maintenant, s’ouvre, s’exprime de manière congruente,

alors, elle perçoit, petit à petit, que le positionnement défensif-agressif lui devient non-nécessaire.

Elle peut dès lors, à son rythme, diminuer cette tension en elle et utiliser ses ressources pour tendre vers son « mieux ». Il en est de même d’un groupe ou d’une équipe…

C’est certainement ce qui a permis que, malgré les différences de cultures présentes, la spontanéité créative du groupe reste mobilisée. Ma manière d’être me permit alors d’accueillir la situation, de chercher à comprendre le cadre de référence spécifique dans lequel la scène se déroulait, tout en exprimant genuinely mes étonnements successifs. Plus de la moitié des participants relevèrent plus tard l’importance de ma confiance en le processus et en l’intelligence collective. La sécurité qu’avaient promue mes attitudes, et la spontanéité créative qui émergea dans le groupe furent des « facteurs essentiels » dans l’élaboration des options – qui se révélèrent pour le moins inattendues.

Cette manière d’être, proposée par Carl Rogers[5] permet en effet la rencontre par-delà les difficultés, par-delà les similarités et les différences, fussent-elles culturelles. (Apter, 1996)

Ainsi, pour que le facilitateur vive avec aisance ces trois attitudes « ensemble nécessaires et suffisantes », il me semble qu’il a besoin d’avoir développé ce qui est appelé son « intelligence émotionnelle ». (Goleman, 1995).

Le climat de dialogue et de co-élaboration par la mise en actes, que nécessite un Teambuilding, en est d’autant facilité, et ainsi, l’équipe peut se développer en tenant compte des réalités et besoins tant individuels que collectifs. À n’en pas douter, la spontanéité créative que promeuvent les Méthodes d’Action a dès lors un terrain favorable d’épanouissement.

 

Utiliser les phases nécessaires

Les Méthodes d’Action, en plus du climat relationnel facilitant, et pour renforcer l’intégration sécure in situ de l’expérience, se déroulent en trois phases au minimum, les trois phases incontournables que J. L. Moreno a conçues. La multiplicité[6] des techniques d’action que l’on peut utiliser ou allier constructivement dans chaque phase stimule, quant à elle, l’élaboration créative d’options diverses qui permettent l’évolution désirée. Sur la base d’une même technique on peut travailler quelques minutes ou quelques heures, selon la phase dans laquelle on se situe, selon les besoins et les objectifs présents. Les exemples de techniques d’action que j’ai présenté ci-dessus pourraient être développées moins, plus ou autrement. De même en ce qui concerne celles que je vais présenter ci-dessous. Aucune d’ailleurs n’est spécifique à la phase dans laquelle je vais la mentionner.

 

Les phases classiques établies par Moreno sont :

l’échauffement.

C’est un moment où la question qui se pose est : « Que voulons-nous traiter ? » Il s’agit, à partir d’un thème ou d’une situation, de cibler peu à peu le sujet, et d’en élaborer les bases. C’est un moment d’apprivoisement, un premier pas «vers ». Un jeu, un exercice, une discussion en sous-groupes, permet d’entrer sans pression dans le sujet et de se diriger progressivement vers sa complexité. La co-construction commence.

Lors d’un Teambuilding dans une organisation internationale, en guise d’échauffement, dans l’espace vide à notre disposition, j’ai tracé au sol avec du scotch de peintre, sept grandes lignes parallèles. Sur chacune, j’ai posé un carton. Sur chaque carton, était inscrit un item tiré de Huszczo (Huszczo, 1990, 1996). Je leur présentai ces items comme autant d’objectifs qu’ils pourraient vouloir atteindre, d’après ce que j’avais entendu jusque là : « le sens de la direction, de l’orientation et des buts est clair; les membres sont compétents et leurs talents sont bien utilisés ; les responsabilités de chacun sont claires et fonctionnelles ; les procédures sont raisonnables et opérationnelles de manière efficace ; les relations interpersonnelles sont constructives ; des systèmes de renforcements actifs sont mis en place ; les relations externes sont constructives ». J’ai demandé alors à chaque membre de l’équipe de bien lire ces items, et de vérifier si ce qui était écrit sur les cartons était clair pour eux. Puis, leur explicitant que chaque ligne représentait un continuum, je leur ai demandé de montrer leurs priorités pour ce séminaire par des post-it numérotés de 1 à 7 qu’ils devaient déposer aux endroits correspondants. Après avoir observé et commenté ensemble ce qui était devenu un histogramme au sol, les thèmes prioritaires émergèrent aisément.

La rapidité et l’efficacité de ce moment de ciblage donnèrent au groupe une sensation de clarté, et je dirais même de cohérence et d’appartenance. Sur un continuum « arbitrairement choisi », je demandai à celles et ceux qui l’avait mis en priorité 2 et à celles et ceux qui l’avait mis en priorité 7, de se mettre debout sur leur post-it et d’exprimer les raisons de leur choix. Un dialogue bref s’enclencha entre les deux sous-groupes ainsi composés. J’utilisai de diverses manières cette option de dialogue sur plusieurs continuums, ainsi que des moments de recul. Nous avancions déjà, par une interaction encadrée, vers notre objectif de clarification et de co-construction.

Comme le montre cet exemple, l’échauffement a comme fonction fondamentale de permettre à chacun d’oser peu à peu s’impliquer, avec le facilitateur, avec le groupe, dans un processus actif; le facilitateur, quant à lui, peut y enclencher une « atmosphère de possibilité créative » (Karp, Holmes, & Bradshaw Tauvon, 1998).

 

l’action, le jeu : Nous entrons là dans le vif du sujet. Le groupe, l’équipe, à travers l’échauffement a, petit à petit, cerné ce qui paraît nécessiter le plus d’attention à ce moment précis. Le défi pour le facilitateur est d’allier ses sensations et ses pensées pour proposer une technique d’action ciblée qui permette d’approfondir le choix émergeant de l’équipe. L’important, est de permettre la concrétisation des dynamiques relationnelles, fonctionnelles, et opérationnelles, par une alliance « d’incarnations » multiples et variées (Williams, 1991).

Pour donner corps et mouvement au sujet choisi, le plus souvent, quelle que soit la technique centrale utilisée, il va y associer de nombreuses autres. Plus encore que toute autre phase, «l’Action » est un moment où il s’agit de faire l’expérience active de la question posée par l’équipe pour, ensemble, aller vers une réponse ou une série de réponses, d’options acceptables et/ou stimulantes. L’expérience active (active experiencing) est la voie royale à simultanément être immergé dans le présent avec ses émotions, ses pensées, ses comportements, en interaction et, à développer un sens, conscient ou non, différent- ou tout au moins renouvelé. Le « working through » (litt. « travail à travers ») qu’implique cette phase a comme fonction de base la ré-intégration de ce qui a été et/ou de ce qui est, pour laisser place à la transformation désirée.

Dans ce groupe d’ingénieurs, la question choisie relevait d’une décision à prendre. Un secteur d’activité supplémentaire -quoique restreint- allait peut-être leur être attribué et ils avaient à se prononcer à ce sujet.

Nous étions une quinzaine debout, en cercle, à la suite d’un échauffement, dans une grande salle bordée sur deux côtés par des chaises empilées les unes sur les autres. Je leur proposai que chacun, tour à tour, dispose une des chaises empilées dans l’espace vide. En le faisant, la personne exprimerait l’avis, l’argument que cette chaise symboliserait. Un argument ne pouvait figurer qu’une fois sur scène. La proximité ou l’éloignement des chaises devait représenter la proximité ou l’éloignement des arguments. Nous avions tous à faire l’effort de bien retenir chacune des opinions présentées. Chacun, tour à tour, plaça une chaise, un argument. Puis un autre et un autre et un autre. Tant et si bien que nous eûmes quarante-trois chaises-arguments sur la scène : « nous n’avons pas les compétences », « ce sera l’occasion d’acquérir de nouvelles compétences », « l’activité proposée est fastidieuse », « nous avons déjà assez de travail comme cela », « cela peut être une aventure excitante», « nous aurions besoin d’un complément de formation spécifique », etc. Je leur proposai de chacun se positionner derrière une chaise et d’entamer une discussion avec les autres depuis l’argument choisi. Puis, je leur fis adopter une autre chaise, à leur convenance, et poursuivre la discussion. Je leur demandai ensuite de trouver une chaise, un argument avec lequel ils étaient en désaccord, et soutenant cet argument de continuer à discuter ensemble. Je répétai et variai les changements de perspectives, tout en laissant la discussion -parfois très animée- suivre son cours. Lorsque je le jugeais utile ou nécessaire, j’introduisais d’autres techniques d’action (le miroir, le soliloque, la projection dans le futur, etc.), tout en gardant comme fil rouge (technique centrale) ce que j’ai appelé plus tard « les 1000 chaises ». Tout s’exprimait.

Petit à petit, il s’avéra qu’un terrain d’entente fut trouvé, une option « simple » jusque-là impensable, qui, lorsqu’elle émergea, transforma la discussion: un temps d’essai. Une vaste réflexion, toujours en changeant de chaise, et donc d’argument initial, s’enclencha peu à peu, pour aboutir à « un temps d’essai d’un an, avec le soutien d’une formation brève, un bilan en fin d’année, l’assurance de pouvoir se retirer etc. etc. etc. »

La phase d’action prend réellement toute son ampleur lorsque le «renversement de rôle » y est inclus[7]. Le haut potentiel de spontanéité créative de cette technique, ainsi que le changement de perspectives et l’empathie qu’elle occasionne, la rendent majeure dans la théorie de Moreno. En outre, incarner tantôt soi, tantôt l’allié, tantôt « l’antagoniste », etc., permet d’explorer ses propres dynamiques, d’expérimenter d’autres représentations, d’ajuster parfois les siennes, et, fréquemment, par le « working through » de défiger ce qui l’était.

 

Mise en commun (appelée en psychodrame : partage: il s’agit d’un moment clé post-action, de « normalisation » et d’intégration: un moment de résonnance, où chacun peut relier ce qui vient de se vivre à sa réalité professionnelle. Dans cette phase, les participants évoquent des situations vécues, analogues à « l’action produite ». La semi-réalité des scènes est ainsi reliée à la réalité de la vie sans aucun jugement, sans aucune interprétation : l’action représente par elle-même une interprétation suffisante (Leutz, 1985). Ce parallèle avec la réalité de chacun devient en fait une reconnaissance et un soutien mutuel. Chacun se dévoile, dans son histoire propre, explicitant ses émotions, ses pensées, ses comportements, en d’autres termes ses réactions passées. Ainsi, les liens, consciemment et inconsciemment produits, permettent à chacun, un tant soit peu, de porter un regard nouveau sur son passé et sur son présent : in situ, ils servent de tremplin à une intégration reliée de l’expérience.

Le climat relationnel constructif établi par le facilitateur prend ici une saveur toute particulière : le lien d’humanité à humanité, le partage d’être humain professionnel à être humain professionnel.

Il va sans dire que de tels moments d’ouverture sont des plus inhabituels dans une entreprise ou une organisation internationale. Pourtant, dans l’utilisation des Méthodes d’Action, cette phase est indispensable : son effet « reliant et porteur de sens » complète extrêmement bien les phases qui précèdent, et ce, d’autant plus dans un Teambuilding.

 

Dans le cadre du travail d’un Teambuilding, avant la clôture, je rajoute le plus souvent deux phases (que je ne développerai pas ici, tant elles sont classiques pour les formateurs):

  • la mise en perspective : soucieux du rendu sur investissement de l’expérience effectuée jusque-là, l’équipe a besoin de prendre un temps pour relever les éléments qui sont significatifs à ce stade. Elle va chercher à évaluer « l’apprentissage » effectué et à élargir les leçons à en tirer ; l’objectif étant un renouvellement du quotidien professionnel.
  • la synthèse et l’élaboration de ponts vers le futur : liée à la phase qui précède, ce moment est la touche finale du Teambuilding : une dernière mise en commun, faisant appel aux intelligences multiples et à l’intelligence collective, va permettre au « travailler ensemble» d’identifier les éventuels points d’action nécessaires à un quotidien professionnel redynamisé.

À nouveau, diverses techniques d’action peuvent être utilisées pour maximaliser ces deux phases.

 

Conclusion

Si parler ne suffit pas dans un Teambuilding, « introduire l’action et l’interaction entre les participants d’un séminaire sans utiliser une méthode bien conçue est risqué » (Apter, 2011). D’où l’importance des Méthodes d’Action de J.L. Moreno. Elles permettent d’accompagner un groupe de manière active, sécure et efficace, par une méthodologie souple et néanmoins structurée, vers son changement.

Les techniques d’action que grand nombre de professionnels utilisent sans les inclure dans une méthodologie élaborée sont susceptibles d’ouvrir des portes inattendues ; de ce fait, le risque de perte de maîtrise et de dérapages est grand. D’autant plus que la demande de Teambuilding a, dans mon expérience, souvent été sous-tendue par une demande, consciente ou non, de résolutions de conflits plus ou moins importants. L’action, l’interaction, et particulièrement la mise en actes, peuvent à tout moment permettre l’émergence des tensions sous-jacentes. Et ce, que le facilitateur le veuille ou non. Heureusement, la méthodologie humaniste de Moreno, effectuée dans un climat centré sur la personne et sur le groupe (Carl Rogers) est un outil extraordinaire de résolution active des conflits, si besoin est[8]. Ainsi, même lorsqu’il s’agit d’une gestion de conflits déguisée en teambuilding, le professionnel peut s’appuyer en toute sécurité sur la méthode de J. L. Moreno pour faciliter l’émergence d’un regard neuf et d’une dynamique porteuse.

 

Chacun et ensemble, se relier, s’allier et co-construire. Photo: Enrique Pardo. © Symposium ODeF 2016.

 

Article paru

 

Bibliographie 

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Apter, N. (2003a). Former par l’expérience. ARFOR, 11, 3-4.

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Wyatt, G. (2001). Congruence (Vol. 1). Ross-on-Wye: PCCS Books.

 

Notes

[1] Pour différencier réellement TeamCaring, TeamBuilding et Team Médiation dans la manière de les appréhender et de les traiter, lire les articles sur https://www.odef.ch/relation-action/  :
Teambuilding (1ère partie) et Teambuilding (2e partie)
[2] terme déjà utilisé par Moreno, par moments, de manière générique.

[3] Terme utilisé par Abraham Maslow et Carl Rogers, initiateurs du courant humaniste.

[4] parfois c’est le « moins pire »

[5] Carl R.Rogers fut nominé au prix Nobel de la Paix en 1987 pour son travail de rencontre et ainsi de médiation entre protagonistes-antagonistes d’Afrique du sud, d’Irlande et surtout d’Amérique Centrale (l’atelier de Rust, en Autriche). Il mourut avant que le Prix Nobel ne soit décerné. Ce qui ne permit pas de savoir si il l’aurait obtenu.

[6] Anne Ancelin-Schützenberger(Ancelin-Schutzenberger, 2003 (original en 1966)) en dénombre plus de cent ; et de très nombreuses autres existent.

[7] Dans l’exemple des « 1000 chaises », le renversement de rôles fut produit par le changement de chaise et d’argument associé.

[8] Cependant, selon l’ampleur, et donc la complexité, du conflit, le facilitateur d’un Teambuilding sera bien avisé d’avoir acquis, en sus, des compétences de médiateur.

 

Pour citer cet article :

Apter, N., (2018). Teambuilding par les Méthodes d’Action. Journal Relation et Action[Consulté le …]. Disponible à l’adresse: https://journal.odef.ch/le-teambuilding-par-les-methodes-daction/

 

 

Date de publication : 8 mars 2018

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