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Conduire une médiation familiale en s’inspirant de l’Edit de Nantes

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Par Michel GIRARDIN(1).

 

« Moreno nous met en garde […] pour nous supplier d’ouvrir les yeux au monde, de nous secouer, de nous assouplir, de percevoir la complexité des situations et des relations et de trouver des solutions nouvelles et créatrices, pour pouvoir survivre dans le monde complexe, inconnu et difficile de demain. »

(Anne Ancelin Schutzenberger, in Moreno J. L. ; Théâtre de la spontanéité)

Pour eux, tout avait commencé par l’acceptation évidente d’un contrat d’amour du prochain. Dieu en était témoin. Les textes le proclamaient. Rien de fâcheux ne pouvait leur arriver. Puis la Chose s’est insinuée en eux. Elle a instillé la certitude d’être dans le vrai puis le besoin de l’affirmer. Un insidieux plaisir de le démontrer a suivi. L’affrontement devenait inévitable. Ils se sont heurtés des années durant. D’abord par escarmouches puis par embuscades, les voilà devenus adversaires. Ils se sont blessés par inadvertance d’abord mais, vexés, ils ont répliqué aussitôt pour reconquérir la place menacée, parfois perdue. Les voilà désormais ennemis. Ils sont en guerre.

« Ils » ? Les chrétiens de la France du XVIème siècle qui vont s’entretuer durant près de quarante années.

« Ils » ? Deux époux, père et mère d’une famille en train de sombrer au XXIème siècle, qui guerroient et se déchirent à propos de la garde de leur progéniture et du partage devenu inéluctable de leurs biens.

Les premiers, épuisés, construiront peu à peu, par la négociation, un édifice de paix : l’Édit de Nantes « en faveur de ceux de la religion prétendue réformée » dont le but est d’« établir entre eux une bonne et perdurable paix ».

Les seconds, écoeurés, déchirés, souvent humiliés, sont envoyés par le tribunal civil qui n’est pas parvenu à une conciliation, auprès de médiateurs. Ceux-ci ont pour mandat de « rétablir la communication entre les époux et régler leur litige à propos de leurs enfants ». À ces fins, ils disposent d’un quota de cinq séances, parfois dix lorsque le juge estime le dossier particulièrement envenimé.

Ce parallèle entre ces deux situations autorise à examiner puis à questionner une procédure inventée au XVIème siècle que les politiques aussi bien que les psychologues considèrent aujourd’hui comme un chef-d’œuvre de l’art de la paix. Quelque démarche empruntée par les négociateurs d’alors pourrait-elle nous servir de canevas ? C’est ce que nous nous proposons de compulser.

Dire, déposer et mémoriser la douleur

Avant d’ouvrir les négociations proprement dites, Henri IV fait rédiger, tant chez les protestants que chez les catholiques, des cahiers de doléances, afin de « mettre ensemble toutes leurs remontrances ».

Patiemment, soigneusement, les réformés y expriment leurs sentiments d’abandon et les souffrances engendrées par les admonitions incessantes qu’ils subissent. Ce mode de procéder leur est connu. Ils l’ont inventé en 1572, après la nuit de la Saint-Bathélémy qui a vu le massacre de plus de quatre mille huguenots, pris au piège et « tués comme des brebis à l’abattoir » comme l’écrira Théodore de Bèze.

Les « sujets catholiques » sont invités à leur tour à rédiger les cahiers des plaintes où sont méticuleusement recensées les injustices, les vexations et les vengeances subies au cours des guerres précédentes, depuis le mois de mars 1562.

Tous ces faits sont notés, relus, reconnus avant d’être enregistrés dans un cahier général remis au roi. Ce dernier annonce alors avoir « bien et diligemment pesé et considéré toute cette affaire », devenant par là-même le dépositaire d’une juste mémoire, sorte de Mémoire supérieure qui se souviendra de tout et à jamais. Il le proclame une ligne plus bas en décrétant que l’Édit qui suivra sera « perpétuel et irrévocable ».

Lors de la première séance de médiation, le cahier de doléances se transforme et devient l’écoute attentive, patiente et « obstinément compréhensive » d’une personne déçue, souvent blessée qui, depuis des mois se débat, déchirée entre des désirs constamment insatisfaits et des contraintes incessantes. Advient alors la nécessaire rencontre pour laquelle Moreno nous rappelle que « rien n’est préparé ni construit, rien n’est organisé ni éprouvé, tout a lieu sous l’égide de l’instant . » S’y ajoute ensuite la mise en mémoire des événements relatés et, par le reflet de ces propos, la démonstration que l’on est capable de s’en souvenir. Et parfois, la reformulation empathique ne suffit pas ; les pères et les mères meurtris s’assurent que l’on a bien pris note des souffrances endurées et du désarroi dans lequel ils se trouvent plongés. Ils demandent par là le dépôt, chez une personne sans parti pris, de la mémoire d’un récit somme toute banal mais qui, à leurs yeux se déroule et prend valeur d’épopée. S’astreindre à ce travail minutieux et attentif conduit à édifier d’abord puis à réduire ce que Boszormenyi-Nagy nomme « légitimité destructrice ». Alors, mais alors seulement peut s’entamer le deuxième temps de la médiation.

Se conduire dorénavant comme si tout cela n’avait pas existé.

Le premier article de l’Édit de Nantes commence par le propos à peine croyable que voici : « Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre […] demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue. »

Cela signifie qu’afin que la paix advienne et perdure cette fois, il est essentiel que toutes les exactions, tous les crimes, toutes les spoliations des deux camps soient oubliées et que l’on se conduise dorénavant comme si ces faits n’avaient pas existé. C’est un devoir d’oubli, une sorte d’amnésie volontaire. Les épisodes sanglants relatés, les destructions d’édifices religieux, les vols et les rapines, les conversions forcées, les rapts d’enfants pour les élever dans le seul droit chemin sont dès lors enregistrés dans une mémoire supérieure qui devient la gardienne de leur oubli. Les parties en conflit peuvent, elles, désormais oublier.

Injonction d’oublier ? En invitant les protagonistes (qui, le plus souvent, se sont longuement et douloureusement affrontés) à oublier les uns après les autres toutes les tribulations douloureuses qui les ont conduits à la rupture de leur relation, les médiateurs savent pertinemment qu’il n’en sera rien. Les souvenirs douloureux perdureront, les humiliations continueront à vriller les reins et les cœurs, les insultes et les menaces proférées poursuivront leur besogne de sape. Ils pratiquent, en réalité, le « faire comme si » du psychodrame, incitant dorénavant les membres de la famille, lorsqu’ils se retrouvent en situation de tension potentielle, à agir « comme si » cette horde d’événements douloureux ne s’était pas produite. Ils n’y feront pas allusion. Ils cesseront de se vautrer dans leurs incessants reproches. Dans ces occasions ils oublieront l’usage du passé et de l’imparfait. Ils s’astreindront à penser et à décliner le futur.

Renoncer à la violence, au dénigrement ; réprimer l’incitation à la vengeance.

L’article 2 est plus stupéfiant encore. Il mérite d’être cité intégralement :

« Défendons à tous nos sujets, de quelque part et qualité qu’ils soient, d’en renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir, injurier, ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé, pour quelque cause et prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller, ni s’outrager, ou s’offusquer de fait ou de parole, mais se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens, sur peine aux contrevenants d’être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public. »

Élaborer un traité de paix, c’est, bien sûr, arrêter la guerre. Mais c’est aussi éteindre le désir de vengeance. C’est exiger, sous peine de sanctions, l’application d’une totale amnistie, non seulement dans les cours de justice mais surtout dans les esprits facilement revanchards. Les négociateurs du XVIème siècle avaient saisi la nécessité impérieuse de rompre le cycle des haines, des offenses et des ressentiments.

Oublier et effacer, ce thème est repris à plusieurs reprises dans l’Édit, sommant les catholiques de renoncer dans leurs sermons à attiser la haine et interdisant aux protestants de conspuer ceux du camp opposé. L’article 17 ne laisse planer aucun doute: « Nous défendons à tous prêcheurs, lecteurs, et autres qui parlent en public, d’user d’aucunes paroles, discours et propos tendant à exciter le peuple à sédition ».

Michel Rocard, Premier ministre, s’en est souvenu lorsqu’en 1988 il parvient à stopper une escalade sanglante en Nouvelle-Calédonie et à signer les accords de Matignon avec le leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou et son rival loyaliste Jacques Lafleur. Nelson Mandela et Frederick de Klerk l’ont appliqué lorsqu’il s’est agi, en 1991, d’abattre l’apartheid en Afrique du Sud. En 1918, les rédacteurs du Traité de Versailles ne s’en étaient pas soucié. On sait ce qu’il en est advenu trente ans plus tard.

Pour les médiateurs, cette troisième phase est la plus délicate, la plus fragile aussi. L’expression de la douleur était nécessaire, le « faire comme si » demandait mesure et retenue, le renoncement au dénigrement de l’ancien-ne partenaire exige cette fois un engagement. Et cet engagement devrait, dans toute la mesure du possible, se dérouler en présence des enfants. Auparavant, ils étaient des confidents et, souvent les dépositaires de plaintes, de rancoeurs tenaces et de médisances amères. Dès l’instant où leurs parents réalisent puis admettent qu’ils éclaboussent leurs enfants en dénigrant leur partenaire, ils deviennent des témoins et d’authentiques personnes en devenir, échappant ainsi aux éternels conflits de loyauté. Selon l’âge des enfants, cet engagement peut prendre des formes diverses. Parfois, l’expression d’un regret suivie d’un acte de bonne foi suffit : le sourire qui apparaît sur le visage de l’enfant l’atteste. D’autres fois, un engagement écrit signé par les parents est contresigné par les enfants. Ils ont ainsi la certitude qu’ils comptent pour quelque chose, non seulement aux yeux de leurs parents mais que le monde autour d’eux se préoccupe de leur avenir.

Mais il arrive aussi que la douleur et le ressentiment soient encore si prégnants qu’aucun engagement ne puisse, pour l’instant, s’exprimer de bonne foi. Reste encore à pacifier les grands-parents, à calmer les appréhensions des parrains, amis, collègue, voisins, à éteindre toute velléité de vengeance. Le retour au calme et à la restauration de la confiance est à ce prix.

Par-delà la médiation familiale

S’en tenir aux seuls enseignements propres à la conduite d’un processus de médiation familiale serait considérer l’Édit de Nantes à travers un prisme ridiculement réducteur. Ce texte est un foisonnement fabuleux d’ouvertures politiques, philosophiques, religieuses et parfois même psychologiques.

Qu’on en juge :

– Lorsque les négociateurs buteront à plusieurs reprises sur un obstacle sans parvenir à en identifier l’origine, ils n’auront recours ni à la force, ni à la persuasion. Ils reviendront patiemment sur la question et choisiront de « remettre et suspendre pour quelque temps les autres qui se devaient et pouvaient traiter par la raison et la justice ». N’y a-t-il pas là le bourgeon de ce que Freud, à trois cents ans de distance, dénommera « Durcharbeitung » ?

– Quand l’article 6 autorise tous les sujets à « vivre et demeurer par toutes les villes et lieux de notre royaume […] sans être enquis, vexés, molestés ni astreints à faire chose pour le fait de la religion contre leur conscience », et à jouir désormais de l’égalité civile et de la liberté de culte, ne découvre-t-on pas les prémices du concept de laïcité ?

– Après avoir demandé l’amnésie volontaire et proclamé l’amnistie (la « générale abolition »), Henri IV pose une limite : « Nous voulons et ordonnons que seulement les cas exécrables demeurent exceptés de l’abolition, comme enlèvements et forcements de femmes et filles, brûlements, meurtres […] pour exercer vengeances particulières contre le devoir de la guerre… » (article 86). Il y a donc des crimes qui deviennent imprescriptibles et qui seront punis. Apparaît là, peut-être bien pour la première fois dans l’histoire, la notion de crime de guerre. Depuis 2002, la Cour pénale internationale de La Haye poursuit, entre autres, les crimes de guerre, emboîtant enfin le pas au roi Henri IV.

L’Édit de Nantes se révèle ainsi un texte splendide. Il va de la prescription minutieuse des réparations à entreprendre au rappel constant des grands principes du droit en passant par la dénonciation, en y mettant les formes, du scandale qu’est la guerre au nom d’une religion.

Il y a de par le monde plusieurs centaines d’écoles de guerre. Celle de la Suisse se trouve à Thoune. La France en compte 22. Voilà Thanatos à l’œuvre. Son succès est assuré depuis la nuit des temps. Le cerveau reptilien constamment à l’œuvre dans l’espèce humaine le sert et le nourrit d’abondance. Il s’ensuit qu’il est plus aisé et, rationnellement plus rassurant de déclencher une guerre que de gagner la paix. L’histoire populaire se souvient beaucoup mieux des généraux vainqueurs que des pacifistes sans panache.

Je rêve d’un monde dans lequel toutes les écoles de guerre seraient remplacées par des écoles de paix. Dans ces écoles-là, le manuel de base serait assurément l’Édit de Nantes.

Il est de par le monde, des lieux discrets, modestes et peu connus au sein desquels se créent, au fil des heures, des liens ténus qui peu à peu se tissent, s’assouplissent et se nouent. Ils sécrètent confiance puis sécurité. Ils induisent courage et énergie pour affronter la vie. La médiation familiale s’y déroule au fil des jours. L’art de la paix qui émane de l’Édit de Nantes y est à l’œuvre.


L’Édit de Nantes en bref

À l’issue de près de 40 ans d’une abominable guerre civile qui verra s’enchaîner, de 1562 à 1591 huit traités de paix régulièrement signés et violés (dans des délais de trois mois à un maximum de cinq ans) la France exténuée parvient à rétablir la paix entre catholiques (ils sont 17 millions) et protestants (1 million fréquentant 750 églises) grâce à l’intelligence et à l’habileté politique du roi Henri IV. Après une demi-douzaine de sessions exigeant deux ans de négociations, il signe avec 4 représentants de l’Assemblée générale des églises réformées de France l’édit de Nantes, le 30 avril 1598.

Composé de 92 articles auxquels s’ajoutent 56 articles particuliers, le tout réparti sur 75 pages, l’édit de Nantes qui est décrété «perpétuel et irrévocable», est un chef-d’œuvre d’orfèvrerie politique et littéraire.

Dès 1598,

  • La liberté de conscience est étendue dans tout le royaume, sauf à Paris et dans une grande partie de la Bretagne ;
  • L’exercice du culte réformé est libre dans certaines parties du royaume
  • Les Réformés retrouvent leurs droits civils et peuvent ouvrir des académies ;
  • 150 lieux de refuge leur sont accordés, dont 51 places de sûreté. Elles pourront être défendues par une armée potentielle de 30’000 soldats ;
  • Une dotation de 45’000 écus est prévue pour le traitement des pasteurs.

L’édit de Nantes va tenir 87 ans. Il sera révoqué par le roi Louis XIV en 1685. Le protestantisme devient alors interdit en France. Malgré l’interdiction faites aux protestants, appelés souvent huguenots, de quitter le royaume sous peine de condamnation aux galères, plus de deux cent mille d’entre eux choisissent l’exil pour échapper aux persécutions. Il faudra attendre la Révolution française pour leur restituer la nationalité française. La liberté de conscience sera rétablie en 1789, la liberté de culte en 1791.


Notes

(1) Ce texte fait partie des Actes du Symposium « Plaisir et Tension », organisé par l’Institut ODeF, qui s’est tenu à Genève les 4 et 5 juillet 2016.

Bibliographie

ANCELIN SCHÜTZENBERGER, Anne, Le psychodrame, Paris, Payot, 2003.

COTTRET, Bernard, L’Édit de Nantes, Paris, Librairie Académique Perrin, 1997.

DUCOMMUN-NAGY, Catherine, Ces loyautés qui nous libèrent, Paris, Jean-Claude Lattès, 2006.

FREUD, Sigmund, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.

GARRISSON, Janine, L’édit de Nantes, Biarritz, Atlantica, 1997.

HEIREMAN, Magda, Du côté de chez soi, la thérapie contextuelle d’Ivan Boszormenyi-Nagy, Paris, ESF, 1989.

LEMOINE, Gennie et Paul, Le psychodrame, Paris, Robert Laffont, 1972.

MICHARD, Pierre, La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy, Bruxelles, De Boeck, 2005.

MORENO, Jacob-Lévy, Théâtre de la spontanéité, Paris, Desclée de Brouwer, 1984.

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ROCARD, Michel, L’art de la paix, Biarritz, Atlantica, 1997.

SALEM, Gérard, L’approche thérapeutique de la famille, Paris, Elsevier Masson, 2009.

SALEM, Gérard, La maltraitance familiale, Paris, Armand Colin, 2011.

 

Date de publication : 25 octobre 2016

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