Par Luciano Moura et Amélia Bentes1.
Introduction
Nous présentons la description d’un Jeu (vignette) Psychodramatique avec lequel les auteurs considèrent pouvoir construire une mise en scène facilitatrice des objectifs du Psychodrame selon Moreno, c’est-à-dire : dans le “ici et maintenant” psychodramatique, rendre possible, au protagoniste et aux observateurs, la synchronicité du diagnostic et de l’intégration thérapeutiques.
L’intérêt croissant pour la recherche d’outils de diagnostic intrinsèquement psychodramatiques, l’exigence de leur utilisation et la procédure psychodramatique ne peuvent être dissociés de ce qui leur est indissociable: (1) que l’acte diagnostique soit surtout un acte d’auto-diagnostique; (2) que l’acte diagnostic soit lié à l’intégration thérapeutique.
Les objectifs sont les suivants :
- Évaluer “l’insight” (prise de conscience) de l’individu, dans sa capacité (ou difficulté) à s’auto-observer et à s’autocritiquer, à un moment donné de la mise en action;
- évaluer sa “flexibilité”, dans sa capacité de “jouer” et réfléchir sur la situation, assumer ses propres caractéristiques ou poser des hypothèses de changement ;
- finalement, et surtout, tester la “base de l’organisation de la personnalité” de ses protagonistes. C’est une évaluation de type projectif, facilement standardisé qui peut être appliqué à l’investigation psychodramatique.
- Faire surgir le paradoxe sous-jacent à toute intervention thérapeutique (Jay Haley), en poussant le protagoniste à la rencontre avec lui-même et en ouvrant la voie à la Catharsis d’Intégration.
Cette dernière dimension est facilitée par le contenu – en l’occurrence – biblique du Jeu lui-même, à savoir: une mise en scène basée sur l’Écriture biblique du Livre de la Genèse, dont les arguments sont: (1) Les Sept Jours de l’Œuvre de la Création; (2) La Création de l’Homme; (3) La création de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal.
Inspiration
Ce Jeu a été inspiré par l’observation des fresques du plafond de la Chapelle Sixtine, de Michel-Ange, en particulier dans son motif central – La Création d’Adam.
C’est par la tradition et par le contexte que nous déduisons que Dieu est, ici, représenté par la figure d’un Homme d’âge moyen, à la barbe blanche, et dans ce tableau nous n’observons pas de splendeur, de triangle, ou tout autre symbole d’identification de Sa Nature Divine. Mais nous avons remarqué un écart de plans des placements des deux figures centrales. Dieu est situé un peu au-dessus du niveau du sol où se trouve Adam, donnant l’idée “d’impondérabilité”, sensation si fréquemment décrite par les personnes qui explorent des situations en psychodrame.
Ceci nous suggère la différence de hauteur (le degré) entre la scène du psychodrame et le sol.
L’encadrement de la composition de Michel-Ange est essentiel pour sa compréhension. Faisons l’expérience suivante : Observons la figure 1. Faisons une rotation de la composition d’à peu près 45º dans le sens des aiguilles d’une montre (figure 2), en ignorant les éléments qui encadrent les figures des deux personnages en question. Si nous ne connaissions pas l’histoire et si nous voyions la figure ainsi pour la première fois, nous pourrions parfaitement imaginer que cela représente, par exemple, un jeune dieu de l’Olympe recevant, à sa demeure céleste, un vieil homme qui vient d’achever son temps de vie terrestre. Ceci nous évoque l’importance de l’encadrement scénique en psychodrame et comment ceci facilite le fait d’assumer un rôle déterminé.
“Dieu a créé l’Homme à son image et à sa ressemblance” (Genèses, 1, 26 – 31) – Dieu prétendait, ainsi, créer une image de Lui-même. Pour Michel-Ange, cet espace/minute entre les deux doigts des personnages de Dieu et Adam (figure 1) serait une première étincelle de vie libérée dans les deux sens : Dieu crée une autre espèce de créateur – la divinisation de l’homme et simultanément l’humanisation de Dieu, en la consolidant en échange de rôles. (Moreno, 1941 développe l’idée que – “Dieu crée des Dieux”: “…Alors, j’ai dit: faisons un Créateur, et un Créateur apparut »).
“… Et Dieu vit que cela était bon” – une phrase qui complète chacune des descriptions des cinq premiers jours de la Création, à l’exception du sixième : celui de la création de l’Homme. Ainsi, Dieu serait-il déjà en train d’admettre l’imperfection au moment le plus sublime de son Œuvre de la Création ?
Le texte du Livre de la Genèse ne mentionne à nouveau “Dieu vit que cela était très bon” qu’après la création d’Éden, c’est-à-dire après avoir créé l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, interdisant à l’être humain la récolte de ses fruits… seulement ainsi, Dieu semble compléter son Œuvre, paradoxalement, à travers le péché originel, et paradoxalement, pour que l’être humain soit libre de créer son propre chemin.
Ainsi il inclut l’Homme dans Son plan d’ensemble. Il ne se contente pas de la création d’un “sujet passif”, d’une simple imitation de Lui-même, mais il prétend créer un Être capable de Spontanéité et également “créateur”. Dans le paradoxe omniscient de Son interdiction.
Mise en scène psychodramatique
Dans le cadre du psychodrame, le protagoniste prend le rôle de Dieu. Il crée son propre fruit défendu, ainsi que les raisons de celui-ci. Il lui est ensuite demandé un soliloque dans cette situation.
Ainsi se révèle un Protagoniste/Créateur qui recrée l’Être Humain/lui-même à son image et à sa ressemblance.
En inversant le Rôle avec l’Être Humain/lui-même, et en introduisant le dialogue avec “le serpent” – révélateur du paradoxe, de l’incongruence du comportement divin avec la série des comportements humains qui le classifie –, apparaît le moment de la réalisation de l’Être qui, par la catharsis, s’intègre, se libère de la condition de “créature” et devient protagoniste “créateur” (Moreno 1941, p.85).
Instruments:
- Directeur.
- Un ou deux moi-auxiliaires.
- Protagoniste.
- Généralement, une petite scène d’à peu près 80 cm de large, situé sur l’espace dramatique.
Conditions de bases et critères d’inclusion pour ce jeu spécifique:
- Ambiance psychodramatique.
- Warming-Up adéquat.
- Culture judéo-chrétienne du Protagoniste (sans nécessité qu’il soit croyant-e ou pratiquant d’aucune religion).
Critères d’exclusion:
- Manque d’un minimum d’information à propos de ces passages bibliques (situation fréquente en groupes d’âges plus jeunes).
- Patients en crise.
- Des protagonistes qui ne collaborent pas.
- Éventuelle collision avec les convictions religieuses qui, de toute façon, considèrent le thème comme un “tabou” ou la représentation de Dieu comme un péché.
- Le protagoniste incarne le rôle de Dieu.
- Les Sept Jours de la Création, l’Éden, et Le Fruit de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal sont décrits, rappelés.
- Un des moi-auxiliaires est choisi pour représenter “l’Être Humain”.
Stratégiquement, nous omettons, habituellement, le couple Adam et Ève, et le dialogue étant établi entre Dieu et “l’Être Humain” en général (homme ou femme), ce qui fixe l’attention du protagoniste sur ce lien.
- Pendant que le protagoniste crée le “FRUIT DÉFENDU”, il est invité à faire un soliloque, en indiquant les raisons pour lesquelles il le fait.
- Le protagoniste/Dieu renverse de rôle avec le moi-auxiliaire/être humain.
- L’autre moi-auxiliaire (le serpent) met le protagoniste face à son paradoxe: informer l’être humain de la posture incorrecte et contre-productive de l’Être Divin, en le mettant constamment en cause.
- On espère l’insight du protagoniste et éventuellement sa Catharsis d’Intégration.
Critères typologiques:
Que le protagoniste connaisse le jargon utilisé dans la typologie diagnostique ne nous intéresse pas. Celui-ci ne serait probablement pas adapté à une identité théorique psychodramatique.
Nous nous limitons à donner quelques exemples de réponses, en rajoutant une nomenclature descriptive qui, étant psychiatrique, est déjà assez profane pour être comprise :
– Je vais créer ce fruit pour tester le respect, l’amour, etc. de l’homme envers Moi…
Dénotant doutes et insécurités (traits à tendance obsessionnelle)
– Je crée ce fruit pour que l’être humain n’ait plus aucun doute qu’il devra obéir au Seigneur – le Seigneur Dieu de l’Univers.
Posture toute puissante, qui n’offre aucune alternative (traits à tendance paranoïaque).
– Je souffre de devoir faire ça et je sais qu’ainsi je ferais souffrir l’être humain, mais je le fais par amour, pour qu’il soit libre…
Valeurs morales élevées, thématique affective (traits à tendance dépressive).
– Mon œuvre n’aurait pas de sens si elle n’était pas reconnue. Je vais devoir utiliser ce stratagème pour que l’être humain me donne de l’attention, car sinon il ne sentira jamais que j’existe…
Posture attractive (traits à tendance histrionique).
Fonction Thérapeutique
Les mises en action du Rôle de Dieu remontent, dans l’histoire du psychodrame, à l’enfance même de Moreno (comme il le cite lui-même dans son autobiographie), quand, à quatre ans, il propose aux enfants avec qui il joue : – “On va jouer à Dieu et aux Anges” – en assumant lui-même le rôle de Dieu, et les autres enfants ses Anges.
Pendant son unique conversation avec Freud, en 1912, Moreno lui disait : – “J’apprends aux autres personnes à jouer le rôle de Dieu”. Et quand il énonce les caractéristiques de l’Acte Créateur, il mentionne : – “Pendant le processus de vie, nous agissons beaucoup plus sur nous-même que ce que nous agissons réellement. Telle est la différence entre une créature et un créateur.”(Moreno, p. 85)
Selon Jay Haley, “À chaque fois que quelqu’un permet à l’autre un type de comportements incongruents avec un autre type de comportements qui le classifie, un paradoxe est établit.” Et il mentionne aussi que le paradoxe est sous-jacent à toute l’intervention thérapeutique (voir « Le Rôle de Dieu comme Modèle du Directeur de Psychodrame », Roma Torres, 1994).
Quand nous situons le protagoniste face à cette situation particulière de paradoxe, nous lui permettons une rencontre avec lui-même, ce qui lui ouvre la voie à la Catharsis d’Intégration.
Pour J. Rojas Bermudez (1994, p. 53), dans la Catharsis d’Intégration, c’est le patient lui-même qui se révèle, quand il sort de ce qui l’emprisonnait : il réalise son Moi, il s’exprime, il entre en contact avec les autres intégrants de la situation psychodramatique, dans une expérience vécue en commun.
Ce jeu s’est avéré utile, dans le cadre thérapeutique, comme l’illustre le cas clinique suivant.
Cas clinique
Maria avait 23 ans quand elle nous a été adressée par le Dr. Roma Torres, afin de s’intégrer dans un de nos groupes de psychodrame. Elle souffrait d’anorexie nerveuse depuis plusieurs années, elle avait déjà eu plusieurs hospitalisations, et avait suivi plusieurs programmes thérapeutiques, y compris en Thérapie Familiale. Elle habitait avec ses parents et ses frères et était, à ce moment, sans emploi. Elle était régulière et participative, mais conservait encore (pendant plusieurs mois) des comportements anorexiques. Pendant la mise en perspective finale des séances (directeur et moi-auxiliaires), nous émettions souvent l’hypothèse diagnostique d’un “syndrome borderline”.
Nous avons alors décidé, un jour, de demander à Maria qu’elle fasse le jeu du Fruit Défendu. Elle est montée sur la petite scène, elle a écouté l’histoire de la Création et a initié son soliloque afin de créer son “Fruit Défendu”. Avec le doigt en l’air, elle a commencé à dire : « L’être humain doit apprendre à qui il doit obéir ». Elle s’est dirigé vers le moi-auxiliaire/être humain et lui a interdit de manger ce fruit, car sinon il succomberait. Le moi-auxiliaire/serpent a répondu, s’est retourné vers l’être humain et lui a dit que Dieu mentait, car s’il mangeait le fruit, il ne mourrait pas, mais oui, il serait le Seigneur de la Connaissance ; et plus encore, que cet Être était arrogant, dépourvu d’amour : Dieu ne devrait pas être ainsi.
Maria a spontanément recommencé le jeu, cette fois en déclarant qu’elle créait le fruit pour tester l’homme. Le serpent a répondu à l’être humain que Dieu est omniscient, il n’a pas besoin de tester quoi que ce soit.
Maria a recommencé à nouveau, et cette fois-ci, elle indiqua qu’il était nécessaire qu’il en fût ainsi, pour que l’homme soit libre, et que c’était par amour, tout en sachant que les deux (Dieu + l’Être Humain) allaient souffrir. Le serpent répondit que telle chose ne pouvait venir de Dieu : tromper l’Être Humain ; le faire souffrir ? C’était du sadisme, ce n’était pas digne d’un Dieu…
Maria a “parcouru” toute la psychopathologie caractérielle jusqu’à ce qu’il lui fut demandé de renverser de rôle avec l’Être Humain. Comme “bonne anorexique” qu’elle était, elle a refusé de manière déterminée de manger le fruit même quand elle était pressée par le serpent, qui maintenant argumentait déjà qu’elle devait le manger, car sinon l’histoire biblique ne pouvait même pas exister…
Elle a à nouveau pris le rôle de Dieu pendant que l’Être Humain (qui, finalement, n’avait pas de péché) galopait entre les animaux, indifférent à la présence de Dieu. La protagoniste, à son tour, se sentait très seule dans cette posture, elle tenait son Fruit Défendu qui, en fin de compte, ne servait à rien; c’était ainsi un Dieu autiste pour qui l’Œuvre de la Création n’avait pas de sens.
La vignette a poursuivi son déroulement et s’est terminée paisiblement.
Maria a évoqué plusieurs fois l’importance de ce jeu pendant son processus thérapeutique.
Actuellement elle a un travail, dans la cuisine d’un hôpital, elle est en bonne santé et n’a pas eu de rechute.
Conclusion
L’insight, la flexibilité et la base de l’organisation de la personnalité peuvent aisément s’évaluer et se traiter grâce au setting psychodramatique. Comme le montre le cas clinique ci-dessus, l’utilisation de la symbolique dans la mise en scène thérapeutique – et plus particulièrement sur des thèmes connus par le patient (c’est-à-dire faisant partie de sa culture artistique, religieuse, littéraire, etc.) sont des atouts facilitant sa connaissance de lui-même et le traitement de ses difficultés, de ses symptômes, voire de sa maladie.
Ceci est d’autant plus réel lorsque, dans la symbolique, « Dieu » est présent : un autre de nos patients, 33 ans, phobique (y compris de ses propres problèmes), en dialoguant lui aussi avec sa représentation de « Dieu », a développé plusieurs insights qui lui ont permis de faire face à ses problèmes et ainsi de sortir peu à peu de sa pathologie phobique.
Les exemples sont nombreux et fort encourageants : utiliser une symbolique de la « Toute-Puissance » – telle que le patient se la représente – dans la mise en scène thérapeutique facilite l’« empowerment » du patient.
Traduit du portugais par Alexandre Cravador que nous remercions.
Notes
1Communication présentée au Ve Congrès Portugais de Psychodrame,
Figueira da Foz, 3/4 Avril 1998. Adapté de l’article paru dans Psicodrama (6) Avril 2001, pp. 81-90.
Bibliographie
Moreno, J.L., The Words of the Father. Beacon. Ny : Beacon House (§ Création de L’Univers – XXIX).
Roma Torres, A. – O papel de Deus como modelo do director de psicodrama, Revista da Sociedade Portuguesa de Psicodrama nº 1, Edições Afrontamento, Janeiro de 1994.
Rojas-Bermudez, J. G. – Que es el Sicodrama?, Editorial Celcius, Buenos Aires, 1984.
Pour en savoir plus
Furse, J. – Michelangelo and his art , The Hamlin Publishing Group limited, London, 1975.
Miles, J. – Deus, uma biografia, Editorial Presença, Lisboa, 1997.
Moreno, J.L. – Psicodrama, Cultrix, São Paulo, 1987.
Moreno, J.L. – As palavras do Pai, Editorial Psy, Campinas, 1992.
Nudel, B. J. – Moreno e o Hassidismo, Ágora Lda., São Paulo, 1993.