La saveur particulière d’être dans l’instant avec la théorie des rôles

Par Sue DANIEL.

 

Travailler dans le présent signifie se pencher sur ce qui se passe dans une personne ou dans un groupe de façon nouvelle et ouverte. Cela demande mon attention complète en tant que thérapeute ou leader de groupe. L’élément-clé est de voir clairement. Ce rôle est celui de « clairvoyant ». Voir clair signifie regarder sans préjugé, sans porter de jugement ni interprétation. Il est aussi important pour tout protagoniste d’avoir ou de développer ce rôle. La technique du miroir est une technique parmi d’autres qui sert ce processus. On encourage le protagoniste à regarder en lui, en lien avec ceux autour de lui, et à faire quelque chose lui-même de cette expérience. Sculpter un rôle, endosser un rôle – et ainsi se voir soi-même (depuis la position du miroir) dans la scène entière est très puissant. J’ai remarqué qu’une seule séance pouvait suffire à avoir un effet significatif sur une personne. Ni le temps en soi, ni la culture ne sont des facteurs. Il y a plutôt un processus vivant, un mouvement continu de changements de rôle et d’intégration de rôles dans un mouvement qui a déjà commencé ou qui est en train de commencer. Lorsqu’un changement dans un rôle est remarqué, le directeur de jeu peut choisir d’intervenir et ensuite d’utiliser différentes techniques pour voir où et comment les interactions progressent et quelle signification elles ont pour le protagoniste. Cela peut se passer dans des groupes et dans des situations individuelles.

Agir sur l’émotion du moment est l’essence de la spontanéité et demande la disponibilité du sujet pour l’action libre et donc la créativité. Cela inclut pensée et paix autant qu’émotion et action. Cela ne doit pas être confondu avec l’impulsivité. L’étymologie du mot « spontané » est sponte (latin), signifiant « de sa libre volonté » (Moreno, Words of the Father, 1971, p. 178). Tout est utile à la personne créative, qui est vraiment un créateur. Le processus d’échauffement comprend tous les types de « déclencheurs » physiques et mentaux et, selon Moreno, inclut « visions, pensées et action, musicalité et non-musicalité mathématiques et non mathématiques ». Le background (l’échauffement) à tout ce qui est créé ne peut pas être séparé de cet état d’échauffement, et pourtant, ce n’est pas vu dans ce qui est créé. Nous pouvons seulement voir ce qui est manifesté à travers les expressions de nos rôles. Cette phase spontanée et créative est une phase positive dans et de soi-même et n’est pas une transition dans la direction d’un produit fini. Chaque phase est unique. C’est la personne entière dans son échauffement, dans le moment de son expression. Cet échauffement peut se poursuivre, diminuer ou disparaître, en fonction de la réponse de l’autre ou de notre propre capacité à maintenir notre échauffement.

1. La théorie des rôles appliquée à un contexte de groupe

Voici deux séquences en présence du même protagoniste. La première se déroule durant un atelier de formation. La seconde, dans un séminaire ouvert sur le psychodrame, l’après-midi suivant. Les rôles sont incarnés et concrétisés, puis la technique du miroir est utilisée, si bien que le protagoniste peut se voir lui-même et expérimenter ces rôles depuis une autre perspective. Habituellement, le protagoniste sort de la scène et porte le regard sur lui-même et sur la scène, debout ou assis à côté du directeur de jeu. En premier, il est important, en utilisant la technique du miroir, de demander au protagoniste ce qu’il voit et de l’encourager à être descriptif plutôt qu’interprétatif. L’étape suivante consiste à lui demander ce qu’il expérimente et cela inclut les ressentis, les sensations et les images et, occasionnellement, les pensées. Des changements énormes peuvent intervenir dans le répertoire de rôles du protagoniste, avec des résultats surprenants.

Atelier 1 – Un groupe de formation en psychodrame

Il y a 22 personnes dans la pièce. Ça se passe après le repas de midi. Le groupe est uni. Bien que la séance du matin ait été vraiment intense et qu’il y ait eu beaucoup d’action, personne ne veut être le protagoniste, à présent. Je demande à chacun de se lever et d’utiliser les autres membres du groupe comme ego-auxiliaires, de créer une sculpture représentant la manière dont ils s’expérimentent eux-mêmes dans le groupe à cet instant. La pression d’être le protagoniste disparaît. Les membres du groupe sont maintenant dispersés dans la pièce, à créer leurs sculptures variées, et heureux que leur tour vienne. Nina se lève et bien qu’elle apparaisse quelque peu anxieuse à l’idée de se mettre en avant, elle veut produire une sculpture montrant deux aspects d’elle-même. Elle choisit une personne pour être elle-même et ensuite plie les bras de son ego-auxiliaire sur son cœur pour se protéger. A présent réfléchie et concentrée, elle choisit une autre personne pour être le « soldat en service ». Elle les place dos-à-dos. Nina reprend chaque rôle et procède à deux renversements de rôle. Je l’invite à sortir de scène et à regarder ce qu’elle a créé, à partir de la position miroir. Elle regarde sa sculpture et se décrit comme « totalement résistante ». Je lui demande ce qu’elle ressent lorsqu’elle voit cela. Soudain, elle sourit et dit qu’elle est heureuse d’avoir été capable de voir si clairement comment elle se sent. Je la remercie, et son travail est donc terminé.

Atelier 2 – un séminaire ouvert (le jour suivant)

Il y a environ 40 personnes dans la pièce. Comme échauffement à ce séminaire ouvert, je demande aux membres du groupe de penser à un moment spécial de leur vie et de le partager avec la personne assise à côté d’eux. Ensuite, je demande si chacun voudrait explorer ce moment en action. Nina se lève (prête à être la protagoniste) et vient en face de la salle lorsqu’elle s’aperçoit que personne d’autre n’est debout. Elle est échauffée à un moment spécial qui s’est produit quelques années auparavant.

Scène 1

Nina rentre chez elle à pied depuis son travail, lorsqu’elle sent l’odeur de courgettes farcies. Elle met en scène de belles et vieilles maisons simples, chacune avec un arbre devant. Nina prend le rôle de chacun, y compris de la « délicieuse odeur » et ensuite elle choisit des auxiliaires pour chaque entité. Elle dit qu’il n’y a personne dans la scène alors je demande à Nina d’être « l’esprit du voisinage ». Nina marche dans la rue et elle fait émerger la « délicieuse odeur » depuis une maison. Je lui demande de renverser le rôle et elle s’accompagne elle-même comme si elle dansait avec un partenaire. Comme ces « danseurs en mouvement » bougent lentement et silencieusement ensemble à travers les rues, les larmes lui viennent aux yeux. Elle se souvient d’un autre moment de son enfance et sent un mélange de tristesse et de joie. Je conclus cette scène et nous nous déplaçons jusqu’à l’époque où elle était une petite fille, une nouvelle scène.

Scène 2

 Nina est un petit enfant. C’est une nuit claire avec beaucoup d’étoiles. Chacun dans le groupe est choisi pour être une étoile. Certaines sont très proches de Nina et d’autres très loin. Les auxiliaires sont au sol ou agenouillés, certains sont debout et d’autres sont sur leur chaise. Nous avons créé un univers. Nina dit que les étoiles sont ses jouets et ses amis. Elle se concentre sur une étoile et je lui demande d’endosser ce rôle. En tant qu’étoile, Nina regarde la petite fille et dit : C’est un petit enfant. Je suis tellement contente de la voir sourire. » Je l’invite à s’adresser à l’enfant. Elle le fait, et ensuite je lui demande de renverser les rôles. La petite fille regarde simplement l’étoile.

L’utilisation du miroir

 Je demande à Nina de choisir quelqu’un pour jouer la petite fille. Je lui demande ensuite de venir avec moi et de regarder la scène. Je lui prends la main. Dans cette position miroir, elle se regarde elle-même et la scène dans son entier. Elle prend tout, observant attentivement. Elle voit que l’enfant est seule. Elle dit que la petite fille est solitaire. Elle se sent proche d’elle. Je lui demande immédiatement d’agir dans la scène avec elle.

Une rencontre

 Nina se rend vers elle-même et s’assied directement en face de la petite fille. Elles enlacent leurs bras et s’étreignent. Elle prend les bras et les épaules de la petite. « Je t’aime. Tu es belle et précieuse. Je suis là. Je ne partirai pas. » Je dis : « Respire, Nina, et laisse-toi ressentir ce moment. » Je dis à elle et aux étoiles : « C’est très poignant, cette union. » Nina dit : « Nous sommes une. » Il y a plusieurs renversements de rôle. La protagoniste est très tendre dans les deux rôles, en tant qu’elle-même et que petite fille, et les étoiles semblent très douces. Le soldat dans la sculpture précédente de Nina est maintenant en congé.

Renforcer le système

Je demande aux étoiles d’apporter leur lumière à ces personnes sur terre. Certaines étoiles se déplacent pour toucher l’enfant et son compagnon. Chacun donne un cadeau à l’enfant. Les cadeaux incluent une vision claire, l’amitié, l’amour, la lumière, la joie et la force. Certains la touchent doucement ou s’agenouillent à proximité. D’autres se rapprochent jusqu’à ce que chacun soit lié physiquement. La protagoniste regarde autour d’elle, dans les visages de chacune des étoiles et établit une connexion à travers un contact visuel et d’autres expressions non verbales et verbales. Nina sourit largement et, avec grande joie, dit : « Mes bons amis ! ». Il y a un grand sentiment de chaleur et de proximité dans le groupe. La scène se termine sur cette note.

Le partage

 Beaucoup de personnes partagent des moments de leur enfance avec des grands-parents ou des amis. D’autres disent qu’ils ont expérimenté des sentiments qu’ils n’avaient pas ressenti depuis longtemps. Tout n’est pas exprimé verbalement. Deux jeunes gens lèvent les mains durant le partage, leurs yeux doux remplis de larmes. Nina déclare qu’elle est très contente d’avoir eu l’opportunité d’être une protagoniste et elle remercie le groupe. Le généreux partage par les membres du groupe indique que la scène a été fructueuse pour la protagoniste et pour le groupe.

Conclusion

Travailler dans le moment est l’essence de la méthode psychodramatique. Nina était capable de sortir de son isolation à travers une connexion avec d’autres aspects d’elle-même qui étaient présents dans son atome social et culturel ; les maisons, les arbres, l’odeur de la cuisine, l’esprit du voisinage, les étoiles et la petite fille. Cela lui a permis de faire une réelle connexion avec elle-même et avec les autres, et en même temps les membres du groupe ont établi une connexion avec eux-mêmes et avec Nina. Bien que je ne pense surtout pas aux rôles ni à la rédaction des rôles lorsque je travaille en tant que directeur, je remarque les changements dans les rôles de ma protagoniste ; des subtils changements de la couleur de la peau, de la respiration, des mouvements des mains et des pieds, des changements dans la direction du regard, du ton de la voix, de la structure du langage, du contenu et du choix des mots.

2. La théorie des rôles appliquée dans une séance de supervision

Le sens d’établir une connexion

 Anna est une stagiaire avancée en psychodrame et je la supervise lors d’une séance individuelle. Son travail quotidien se fait principalement avec des enfants atteints d’autisme. Anna me décrit un moment dans une séance avec sa jeune cliente, Léa, 4 ans. Elle s’est assise au sol avec elle, à regarder une émission à la télévision. Elle a soudainement senti et ensuite remarqué que Léa s’animait lorsque les animaux apparaissaient à l’écran puis était distraite et cessait de regarder l’écran lorsque des personnes y apparaissaient, adultes ou enfants. Quand Anna continuait à me décrire cet événement, elle disait simplement ce qu’elle avait vu et fait. Elle n’interprétait, n’analysait ni ne faisait de supposition à propos de sa cliente. Il était donc facile pour moi de me faire une idée du scénario incluant la relation entre Léa et elle.

Alors que j’écoutais Anna, j’ai vu que son échauffement avait augmenté, le teint de sa peau était devenu chaud et elle rougissait. J’ai remarqué à quel point elle parlait de façon passionnée et ai réalisé à ce moment que c’était un moment important de son travail. Elle était très vivante, excitée, inconsciente et inarrêtable. J’ai voulu encourager ce rôle vivant progressif de « clairvoyant » et de « narrateur animé ». Anna, initialement, n’était pas au courant de cela mais j’avais compris qu’elle avait doublé Léa. Le rôle de Léa pourrait être décrit comme « animé, attentif, jouissant de la vie », s’orientant vers les animaux à la télévision. Le rôle d’Anna pourrait être décrit comme celui de « clairvoyant », qui se déplaçait vers Léa.

Le diagramme ci-dessous montre :

1) Le télé d’Anna est positif (+) envers Léa pendant que le télé de Léa est neutre (–) envers Anna. Le télé de Léa envers les animaux à la TV est positif (+) et la TV est neutre (—) envers Léa.

Dans le second cas :

2) Lorsque des personnes apparaissent à la télévision, le télé d’Anna reste positif (+) envers Léa et celui de Léa reste neutre (—) envers Anna, mais le télé de Léa change de positif (+) à neutre (—) lorsque des personnes apparaissent à la TV et qu’elle se déplace, complètement distraite. La TV reste neutre (—) envers Léa.

Diagramme 1 : Anna observant Léa qui regarde la télévision
  1. Les animaux apparaissent

Anna ______(+)_____/_____(–)______Lea______(+)_____/_____(–)_______TV

(clairvoyante)                                  (animée, attentive, jouit de la vie)

(le rôle d’Anna est décrit comme « se déplaçant vers ») (le rôle de Léa est décrit comme « se déplaçant vers »)

(le télé d’Anna est positif envers Léa pendant que le télé de Léa est neutre envers Anna. Le télé de Léa avec la TV est positif, pendant que le télé de la TV est neutre. Ces deux relations de rôles sont complémentaires.)

  1. Des personnes apparaissent

Anna ______(+)_____/_____(–)______Lea______(- -)_____ /_____(–)_______TV

(clairvoyante)                      (distraite, regardant tout autour)

(le rôle est décrit comme « se déplaçant vers »)  (le rôle est décrit comme « prenant de la distance »)

(le télé d’Anne et de Léa reste la même qu’en (1) et la relation de rôles est toujours complémentaire. Le télé de Léa a changé de positif à neutre envers la TV, pendant que la TV reste neutre. Cette relation de rôles est maintenant symétrique.)

Discussion

Ce qu’Anna a observé n’était pas seulement hautement significatif pour son travail avec cette petite fille mais cela a aussi confirmé certaines découvertes antérieures de J. L. Moreno. Par exemple, ce que Moreno a observé avec les enfants en 1908 dans le parc Augarten à Vienne était leur spontanéité totale et leur créativité naturelle lorsqu’ils étaient engagés et le manque de tout cela lorsque quelque chose ne les intéressait pas. Anna a observé cela avec Léa. C’était le nouveau moment, l’observation par Anna du changement dans le rôle de Léa et la diminution dans son échauffement. Le rôle d’Anna peut être décrit comme celui de « clairvoyante ». Le fait qu’elle voit « ce qui est » dans le comportement de l’enfant était précurseur à l’intervention qui a suivi. Anna a utilisé la connaissance de son observation attentive et de son doublage de Léa. Saisir l’instant est devenu un véritable carpe diem.

L’intervention

Après que la télévision ait été éteinte, Léa a choisi un livre avec des animaux dedans. Elle a commencé à lire le livre en ignorant Anna. Anna a décidé de prendre un rôle et de le jouer. En premier, elle s’est mise par terre à côté de Léa. Alors que Léa tournait les pages, l’image d’un animal est apparue. En regardant l’image de plus près, Anna a pris le rôle de chaque animal différent du livre. Elle a fait les bruits de tous les animaux, et en même temps, elle était connectée physiquement avec Léa, en tant que chien, que cheval, que souris, aboyant, donnant des coups, hennissant, riant, glapissant.

Léa répond

Léa a répondu à Anna, aussi dans le rôle de chaque animal jusqu’à ce que les deux roulent sur le sol. La fin de ce jeu physique spontané est venue lorsque les deux sont restées à bout de souffle côte à côte au sol. Les joues de Léa étaient rouge foncé. A ce moment, elle a regardé Anna et pour la première fois Anna avait le sentiment que Léa la regardait vraiment et était connectée à elle. C’était le début de leur relation. En des termes psychodramatiques, c’était aussi non seulement une catharsis d’abréaction mais aussi une catharsis d’intégration.

Une catharsis d’intégration est une connexion entre des pensées, des sentiments et des actions qui étaient auparavant non connectées dans un rôle et/ou pouvaient affecter un ensemble de rôles, car il y a souvent un chevauchement entre rôles somatique, psychologique (psychodramatique) et social (Daniel, 2002). Il y a une relation directe entre les rôles et le facteur « s » (spontanéité). Lorsqu’il y a une catharsis d’intégration chez le protagoniste, il y a généralement une catharsis d’intégration correspondante dans le groupe. J. L. Moreno (Who Shall Survive ?, 1934, p. 546) a déclaré : « la catharsis mentale est ici définie comme un processus qui accompagne chaque type d’apprentissage, non seulement trouver une résolution au conflit, mais aussi se réaliser soi-même, pas seulement une libération et un soulagement mais aussi l’équilibre et la paix. Ce n’est pas une catharsis d’abréaction mais une catharsis d’intégration » (traduit par l’éditeur).

Un processus parallèle

En écoutant attentivement Anna, je me suis senti revivre. Elle était si enthousiasmée,

ses joues rougissaient à mesure qu’elle relatait de façon animée ce qu’elle avait fait et décrivait l’effet que son activité avait eu sur elle et sur sa cliente et vice versa. Je me suis sentie extrêmement touchée par son histoire et je le lui ai fait savoir, en soulignant qu’elle avait doublé Léa et qu’à travers le doublage, elle avait été capable d’entrer dans le monde de l’enfant et de prendre contact avec elle. Jouer avec Léa a également permis une expansion de leurs deux rôles, avec l’enfant capable de se raconter librement à un autre être humain. Anna comme Léa étaient dans des rôles symétriques en tant qu’ « acteurs spontanés », chacun s’exprimant soi-même en étant « des compagnons chaleureux et joueurs ». En doublant Léa, Anna a vu comment l’enfant était lié aux animaux et aux gens de la télévision ; elle a découvert ce qui intéressait Léa et ce qui ne l’intéressait pas, et a ensuite agi en fonction de ce que l’enfant aimait. En d’autres mots, elle a travaillé dans l’instant avec le télé positif de Léa.

Ce qu’Anna m’a dit a eu un effet si profond que ça m’a mis des larmes de joie aux yeux. J’ai dit à Anna qu’elle avait fait quelque chose d’exceptionnel. J’avais été témoin d’une spontanéité absolue d’Anna. C’est un royaume spirituel, où l’être vrai dans l’instant existe. C’est un moment si précieux. Lorsque Moreno décrivait la spontanéité, il disait : « On peut aussi dire que la place où Dieu est, est l’endroit où la spontanéité et la créativité en viennent à leur plus grande expression… Pourtant, même la plus petite somme de spontanéité « libre », convoquée et créée par un être sur le coup – un produit, en d’autres mots, du moment – est de plus grande valeur que tous les autres trésors du passé, des « instants » passés. » (Moreno, The Words of the Father, 1919/1971, p. 163, traduit par l’éditeur).

Ce rôle à travers lequel Anna s’est exprimée, connu comme celui de « clairvoyant », est un rôle vital pour tout travail avec les autres et vital pour la communication en général. Le « clairvoyant » peut aussi être décrit comme celui qui voit clairement, et lorsqu’elle l’a fait, Anna a su ce qu’elle allait faire. C’est un exemple par excellence du génie créatif au travail. Anna utilisait son intuition et son imagination et est devenue inspirée. Le « génie créatif » qui sommeille en nous est devenu manifeste.

Dans cette séance de supervision, j’ai remarqué l’enthousiasme d’Anna, à travers son rôle de narratrice. Mais quel type de narratrice était-elle ? Quel adjectif pourrait décrire le nom, narratrice ? Les mots s’écoulaient pendant qu’elle parlait, elle était animée, elle rougissait, elle expérimentait les mêmes sensations et émotions qu’elle avait expérimentés pendant la séance avec l’enfant en revivant les évènements. Mon choix d’intervenir ici visait à savoir ce qu’elle avait déjà fait et de lui apporter cette conscience de l’instant, à lui faire savoir l’effet qu’elle avait eu sur Léa et aussi sur moi. En lui disant que j’avais été touchée, et qu’elle le voit, nous a permis de continuer dans notre relation de supervision et aussi dans sa relation avec elle-même. Par le biais de ma réponse émotionnelle, elle a accepté et reçu un nouveau miroir pour son travail et a réalisé le rôle mutuellement positif qu’elle et sa jeune cliente avaient développé ensemble. Anna est passée de « narratrice avide » à « connaisseuse d’elle-même », et ensuite d’une vision d’elle-même de « sage clinicienne » à « actrice spontanée ».

Conclusion

A travers la relation créative et spontanée avec Léa, un boulevard à l’apprentissage s’est ouvert, de nouveaux rôles ont continué à se développer et Léa est devenue une fille forte, brillante, capable d’intégrer l’école primaire et d’établir des relations avec d’autres personnes. Anna et Léa sont devenues proches, la confiance s’est développée et une ferme amitié s’est créée. Cela a duré de nombreuses années. Alors qu’Anna avait effectué son travail, sa connaissance de ce qu’elle avait fait s’est approfondie et elle a confirmé en elle-même ses capacités, à travers le développement de notre relation et le miroir dans la séance de supervision.

Moreno a dit que le plus grand développement culturel était l’atome culturel. L’atome culturel étant les rôles et les relations entre les rôles de personnes, d’animaux, d’objets ou de choses significatifs. Moreno (The Words of the Father, 1919/1971) a appelé spontanéité et créativité le « Godhead» dans le psychodrame classique. Il a déclaré que chaque personne avait un dieu intérieur qui pouvait être dessiné comme un guide pour une vie créative et une force de guérison. A la fin de Who Shall Survive ?(1934/1953), Moreno décrit son espoir pour l’humanité : « la transformation de la conscience humaine par l’intégration du jeu créatif, de la spontanéité et de la théorie psychologique. » (traduit par l’éditeur).

3. La théorie des rôles appliquée dans la résolution de conflit

Cet exemple se focalise sur un incident qui s’est produit durant une activité sociodramatique, où l’utilisation de la technique du doublage a permis à la communication de circuler malgré les barrières de langage. A travers la concrétisation du rôle et la maximisation des rôles, un obstacle à la compréhension a été neutralisé. Cette activité pourrait être utilisée dans la thérapie familiale, le teambuilding et dans diverses autres situations demandant une résolution de conflit.

Un atelier conférence

 La tâche consistait à former des groupes de cinq. Une personne devait être le médiateur, deux autres devaient être en conflit à propos de quelque chose, et la paire restante devait jouer leurs doubles. Nous pouvions soit inventer un conflit, soit en utiliser un provenant de notre vie. Nous avons décidé de monter un conflit entre une mère et sa fille. Le souhait de la « mère » était que la « fille » participe davantage aux tâches ménagères alors que la « fille » voulait sortir et s’amuser. Le médiateur a parlé uniquement en anglais. La « mère » venait de Roumanie et la « fille » de Serbie. Les deux avaient une certaine compréhension de la langue de l’autre et une très petite connaissance de l’anglais. Le double de la « fille » parlait hongrois, anglais et suédois. Le double de la « mère » parlait uniquement anglais.

L’incident critique

Les doubles ont pris les positions corporelles respectivement de la « mère » et de la « fille ». Chaque paire s’est assise assez tendue, concentrée à faire passer ses idées à l’autre. L’interaction est devenue confuse, en raison notamment des difficultés à se comprendre. Après quelques interactions verbales qui ont abouti à un affrontement entre la « mère » et la « fille », les doubles sont devenus plus créatifs, concrétisant physiquement leurs rôles et les maximisant. Le double de la « mère » est retourné s’asseoir sur sa chaise, pinçant ses lèvres et serrant les mains sur ses genoux, dans le rôle de « l’autorité rigide ». Le double de la « fille » a jeté ses jambes sur la chaise et est devenu une « rebelle voutée, faisant la moue ». La « mère » comme la « fille » ont ri en s’écriant : « Oui ! » Le doublage avait précisément mis en lumière leurs expériences et l’utilisation spontanée de la maximalisation de rôle avait servi à réduire toutes les difficultés dont nous avions parlé, et dans lesquelles nous nous étions interprétés les uns les autres. Nous avons poursuivi avec cette activité de façon bien plus spontanée et avec un lien commun de compréhension. Le conflit était résolu.

Conclusion

 Une approche de la théorie des rôles fait appel à tout. Comme illustré dans le présent article, elle peut être utilisée avec de grands effets dans de petits travaux. Cette approche imaginative est essentielle pour une relation de rôles progressive avec soi-même, avec les autres et entre les cultures. C’est un processus vivant et dynamique.

Traduit de l’anglais par Vincent CHAZAUD.

 

Références

Daniel, S. (1982/1992/2015). « Building a Healthy Group Culture: A Psychodramatic Intervention », The Mirror, e-journal of the Moreno Psychodrama Society. No. 4, August 2015, pp. 7-35.

Moreno, J. L. (1934/1953). Who Shall Survive? Beacon House, New York. 1953 edition, p. 546.

Moreno, J. L. (1913-1917/1941/1963/1971). The Words of the Father. Beacon House, Inc. New York. 1971 edition, p. 178 & p.163. Original edition written in German, Das Testament des Vaters. 1913-1917. CD version, 1963.

Date de publication : 28 septembre 2017

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